La « désoccidentalisation » du monde … ! Un terme qui apparait dans le débat et dont nous pouvions difficilement soupçonner qu’il exprime un jour une hypothèse dominante. Et pourtant ! Lors d’une des dernières séances d’Anticipations, le Général Éric Peltier et l’économiste Thierry Pouch alertaient sur un glissement d’influence dont l’Europe occidentale doit urgemment intégrer les risques et les effets.
Derrière ce terme de plus en plus cité dans les débats, lié en particulier à la détermination des acteurs du sud-global, nous devons comprendre l’accélération de trois phénomènes profondément intriqués : économique, démographique et démocratique. Ils forment un nouveau paradigme au sein duquel les acteurs ne s’embarrassent plus des valeurs qui sous-tendent les règles internationales. Or, au moment où il serait nécessaire de renforcer nos réactions, il est probable que la tension entre l’Europe et les Etats-Unis participe d’un appauvrissement du socle occidental et d’un renforcement du sud-global.
L’approche économique se joue dorénavant sur un cycle de renégociation des droits de douanes et autres barrières non-tarifaires qui marquent l’impuissance de l’Organisation Mondiale du Commerce. Aujourd’hui, ce sont près des deux-tiers des échanges internationaux qui se font en dehors des règles de l’OMC. Le cycle de Doha, lancé en 2001, qui n’a toujours pas abouti, trahit de multiples blocages qui marquent la fin de la « mondialisation heureuse ». L’approche économique se joue aussi à travers les questions alimentaires. Dans un monde qui n’arrive pas à assurer la sécurité alimentaire de sa population – dont 30% est en risque –, le conflit entre deux grandes puissances agricoles exportatrices, la Russie et l’Ukraine, pose de nouvelles frontières dans l’architecture géopolitique internationale.
L’approche démographique est également emblématique de cette désoccidentalisation. L’Europe et l’Amérique du Nord ne représente plus que 14% de la population mondiale et les projections sont de l’ordre de 10% à l’horizon 2100 ; a contrario, le bloc Afrique-Asie qui représente aujourd’hui 77% de la population mondiale devrait atteindre 83% en 2100. Ces chiffres sont d’autant plus interpellant en termes d’influence internationale que beaucoup des pays dont sont issues ces populations relèvent de régimes fortement désinhibés qui tentent de s’imposer dans tous les champs du développement. Leur poids démographique participe à la fois d’une puissance économique, sociale et culturelle.
C’est au titre de cette approche politique que notre modèle démocratique est interpellée. La Chine a sorti 450 millions de personnes de la pauvreté sans élection démocratique, et pointe dans le peloton de tête des grands acteurs de l’innovation. Des performances qui convainquent beaucoup de dirigeants du nouveau monde de la pertinence d’un modèle de prospérité alternatif à celui que nous portons dans les sociétés occidentales.
La question se pose par conséquent d’une prise de conscience des enjeux et des grandes priorités qu’il nous faut adresser. Ils sont nombreux dans les domaines de l’environnement à l’énergie et dans bien d’autres secteurs. Ils sont d’autant plus stratégiques que le découplage entre les USA et l’Europe pourrait marquer une étape-clé de la perte d’influence occidentale. Pour autant, deux composantes vitales paraissent essentielles à court et moyen termes : la défense et l’alimentation. L’une et l’autre participent d’une souveraineté-socle qui, à la différence de l’énergie dont le nucléaire offre des garanties, est directement liée au contexte international. Ces composantes posent l’enjeu d’un dilemme européen difficile à résoudre : avec d’un côté la nécessité de renforcer la politique agricole commune (PAC) pour garantir notre souveraineté alimentaire et garder notre leadership à l’exportation – l’Europe est le 1er exportateur mondial de produits agri-agro – ; de l’autre, la montée en puissance des crédits militaires (800 milliards d’EUR) pour faire face aux risques qui se profilent ; et enfin, les préconisations de Mario Draghi qui estime à 800 milliards d’EUR/ an pendant 5 ans les crédits nécessaires à la mise niveau technologique …. À périmètre constant, l’équation est insoluble sauf à amputer le budget de la PAC, à renoncer à notre prospérité, ou à revoir les termes de notre pacte économique et financier.
C’est probablement par un nouveau contrat européen qui nous faudra passer d’une Europe des marchés à celle d’un pôle de souveraineté fidèle à nos valeurs.
Jean-Christophe Fromantin – La Tribune 24 avril 2025