L’obsolescence métropolitaine ou le temps des territoires

Ma tribune publiée dans la Revue : ENA-Hors les murs.

 

La décentralisation est un invariant du débat politique. Elle réapparait au gré des crises ou des échéances électorales. Or, aujourd’hui, la question se pose par un biais inattendu : celui de l’obsolescence accélérée des métropoles.

Depuis la Révolution, puis avec l’essor industriel, le progrès a pris acte du fait urbain comme une composante des systèmes de pouvoir et de développement. L’industrie a accéléré le mouvement. Les courants hygiénistes ont travaillé à l’amélioration de l’habitat, des conditions de travail et à l’amélioration de la santé publique. Au XXème siècle, le fait urbain s’est consolidé. Les villes se sont développées. Elles ont catalysé le progrès.

Le XXIème siècle bouleverse ce paradigme. La centralisation génère une grande défiance. Le travail, la consommation, la connaissance ou les loisirs s’affranchissent de la concentration urbaine. La recherche de la qualité de vie, les enjeux environnementaux ne sont plus compatibles avec la saturation et la gentrification des métropoles. L’innovation technologique accélère cette mutation. Elle pourrait interrompre ce cycle, briser le monopole urbain et permettre à chacun de vivre là où il souhaite.

 

Se pose d’abord la question de la durabilité du modèle métropolitain. En termes économique, social et environnemental.

La métropolisation accélère la standardisation des modes de vie et participe d’un aplatissement culturel du monde. Elle engendre une économie indifférenciée qui stimule plusieurs effets négatifs : en premier lieu, une hypertrophie financière qui fait glisser l’économie dans un cycle dont la croissance devient la raison d’être. Elle entraine l’abandon d’actifs culturels et la disqualification de nombreux savoir-faire qui privent des populations entières d’un accès à l’emploi.

 

L’innovation technologique est détournée ; plutôt que d’être un moyen au bénéfice de la diversité économique, elle devient une fin dont les perspectives financières prennent le pas sur sa contribution authentique au progrès.

 

Or, l’économie est indissociable de ce qu’elle permet à chacun de vivre dignement. La métropolisation du monde réduit progressivement le travail à des compétences technologiques ou financières. Elle ignore la diversité des talents.

Sur le plan social, le fait métropolitain porte en germe l’isolement. Partout dans le monde, le constat est le même. La ville produit plus d’individualisme que de confiance et de solidarité. La densification urbaine restreint l’espace vital au détriment de l’hospitalité. Les relations sociales s’artificialisent.

 

Les mégabytes prennent le pas sur les mètres-carrés. La relation de l’Homme avec son smartphone devient exclusive d’autres relations, préfigurant un individualisme forcené.

 

Le Pape François parle d’anthropocentrisme : « Quand l’être humain se met lui-même au centre, il finit par donner la priorité absolue à ses intérêts de circonstance, et tout le reste devient relatif »[1]. Cette analyse est partagée par l’historien biélorusse, Evegeny Morozov dans son ouvrage « Pour tout résoudre, cliquez ici ».[2] En laissant agir les algorithmes et leurs capacités prédictives, il alerte sur la perte de sens : « L’imperfection, l’ambiguïté, l’opacité, le désordre et l’occasion de se tromper, de faillir sont autant d’éléments constitutifs de la liberté de l’homme et toutes tentatives destinées à y mettre fin constituent une atteinte à cette liberté ». Le solutionnisme comme le relativisme sont des impasses.

La troisième interrogation porte sur l’environnement. Sur les plus ou moins-values durables du fait métropolitain. Parce que les métropoles constituent des îlots de chaleur, elles sont les premières responsables des émissions de gaz à effets de serre. Le réchauffement climatique, en ce qu’il accentue les besoins en climatisation, renforce cette spirale. Parce qu’elles engendrent une consommation standardisée, elles accroissent une surexploitation des ressources naturelles, faisant fi des saisons et de l’équilibre des écosystèmes.

 

Parce qu’elles nous éloignent de la nature, elles nous amènent à désirer la nature en ville, avec le risque de déflagrations écologiques comme celle que nous traversons[3].

 

Un monde métropolisé ne pousse pas à l’optimisme. En France, comme dans de nombreux pays, les populations l’expriment : 83% des Français préfèrent vivre dans une ville moyenne ou un village plutôt que dans une grande ville[4]. Les conclusions du Conseil d’analyse économique dans son rapport sur la crise des Gilets-jaunes[5] vont dans ce sens. Il souligne les attentes non satisfaites de millions de Français.

Cela n’a rien d’étonnant. La métropolisation fabrique un monde hors-sol, or, le progrès est intimement lié à la qualité de la relation que nous développons avec la nature. Stephen Kellert, professeur en sciences environnementales à l’université de Yale, donne quelques perspectives fondamentales sur cette réalité : utilitaire – parce que notre survie est indissociable des ressources naturelles ; scientifique – parce que la compréhension des processus naturels est une condition indispensable à notre faculté d’adaptation ; esthétique – parce ce que la nature est une source de sérénité et d’inspiration ; humaniste – parce que la nature génère des émotions nécessaires à l’équilibre de l’Homme ; moral – parce que sans la nature, sans la responsabilité que nous éprouvons à son égard, ni la philosophie, ni les religions, ni l’harmonie du monde n’auraient prise. La nature est porteuse de sens. Elle est notre assurance-vie.

C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on parle de décentralisation, au-delà des velléités politique, c’est d’abord de la réaction humaine aux risques de l’urbanisation qu’il s’agit.

 

Les mêmes technologies, qui engendrent les processus que j’évoquais plus haut, amorcent un mouvement inverse. Elles mettent progressivement à notre disposition – quel que soit là l’endroit où nous vivons – les informations et les services dont nous avons besoin.

 

Nous passons d’un monde concentré à un monde distribué. Nous retrouvons progressivement une liberté géographique sans que notre consommation, notre travail, notre accès à la connaissance et nos loisirs en soient pour autant bouleversés. Au contraire.

 

Deux chercheurs, Christopher H. Lim et Vincent Mack de l’université de Nanyang posent cette question de la survie des mégapoles à l’émergence des technologies numériques[6]. Ils rappellent que les megapoles sont construites sur une combinaison d’activités industrielles, commerciales, de distribution et de services aux entreprises dont la rentabilité est liée aux économies d’échelle que la concentration urbaine leur permet d’atteindre. Or, ce principe de concentration appartient à la vieille économie. Ils illustrent leur démonstration avec trois  exemples : celui des imprimantes 3-D qui remet en cause les concentrations logistiques en passant d’un modèle de masse à un modèle sur-mesure ; celui des centres commerciaux dont l’activité est rattrapée par la puissance du commerce en ligne ; celui de l’intelligence artificielle, des robots et du cloud qui permettront à terme, quel que soit l’endroit, d’obtenir plus d’informations et de conseils que ne peuvent le faire la plus grande concentration de services et de bureaux que l’on puisse imaginer.

Dans l’Identité de la France, Fernand Braudel dressait avec nostalgie l’inventaire de ce qui était disponible en 1914 dans le petit village de Champagne : on y trouvait « un menuisier, un forgeron, un bourrelier, un boulanger, un charron, un meunier, un aubergiste et deux épiciers, plus quelques marchands de passage et des vendeurs itinérants ». Tout était disponible. Et, dans le bourg le plus proche, on trouvait une banque, un bureau de poste, le guichet des perceptions, un cinéma, une gare et un hôtel pour les voyageurs. Tout ce qui était disponible hier – qui a disparu progressivement dans la seconde moitié du XXème siècle – l’est à nouveau aujourd’hui. Dans des formes nouvelles et dans des proportions quasiment illimitées : Carrefour.fr assure vos approvisionnements ; Amazon vous propose le plus grand magasin du monde; les fruits et légumes sont disponibles dans votre jardin ; des chambres sont disponibles chez vos voisins, référencées sur airbnb.com ; et, plutôt que d’aller au guichet, vous accédez à votre banque en ligne 24h/24, à votre conseiller 6 jours sur 7 sans faire la queue ; La Poste vous propose de traiter depuis chez vous vos lettres en recommandé ou vos envois de colis ; la sécurité sociale vous répond sur ameli.fr et le Trésor public sur impôts.gouv.fr. Votre assureur gère vos contrats à distance, y compris les expertises en cas de sinistre ; enfin, votre plat préféré d’un célèbre restaurant napolitain ou parisien vous sera livré à domicile. Un concept de « production-distribution » qui revisite les codes industriels.

 

Notre organisation, bâtie selon un centre et une périphérie, ne correspond plus à l’architecture en réseau qui structure le monde, ni à l’aspiration des populations. Le mouvement de redistribution est à la fois naturel et irréversible. Il permet d’entrevoir une liberté fondamentale : celle de vivre là où nous voulons vivre …

 

La décentralisation retrouve ainsi une actualité. Pour autant que nous l’abordions dans une acception globale. Selon trois directions : redéfinir un maillage territorial de référence, réinventer les boucles de financement et accroitre l’autonomie des collectivités.

Dans ce nouveau maillage, les villes moyennes vont devenir des échelles pivots entre les espaces ruraux et les métropoles. Ces dernières se réduiront à des interfaces logistiques et politiques entre nos territoires et le reste du monde. L’aménagement du territoire devra alors se construire sur un double enjeu : rapprocher les Français des villes moyennes et les villes moyennes des métropoles. La fibre optique et la 5G seront les outils d’aménagement de cette nouvelle distribution.

Les circuits de financement et d’investissements devront être relocalisés pour drainer l’épargne vers les entreprises et les infrastructures. A l’image de ce qu’ont été les bourses régionales, nos Régions devront animer des boucles de financement pour mobiliser les ressources et assurer les investissements structurants nécessaires à cette ambition. Avec une moyenne de 20 à 30 milliards de constitution d’épargne annuelle, elles sont la bonne échelle.

La confiance dans nos institutions – nécessaire à la revitalisation de notre projet politique – passera par un mouvement de subsidiarité. Deux binômes seront au cœur de cette réorganisation : le pôle commune-intercommunalité pour les politiques de proximité, et le pôle métropole-région pour le développement et l’aménagement. Une réallocation des compétences et de la fiscalité, mais aussi une politique contractuelle avec l’État permettront une réorganisation en profondeur de nos politiques publiques. Dans cette configuration, le Sénat deviendrait une Assemblée des Territoires sur le modèle du Bundesrat allemand.

 

Les crises des Gilets-jaunes et du Covid 19 – en rien comparables – révèlent néanmoins les mêmes attentes. Celle d’une vie plus équilibrée et d’un accès équitable à la modernité : avec plus de nature pour les uns et plus de services pour les autres. Or, toutes les innovations vont progressivement nous libérer de la densification urbaine. Le travail, les loisirs, la santé, l’éducation ou la consommation vont devenir accessibles, dans les meilleures conditions, là où nous aurons choisi de vivre. C’est à cette aune que l’innovation sera une véritable révolution :

 

Quand le passionné de pêche à la mouche pourra s’installer au bord des étangs de l’Allier pour vivre ses rêves sans renoncer à toutes les facilités que la ville lui offrait. Ainsi, l’innovation se transformera en progrès. La décentralisation trouvera (enfin) sa raison d’être et créera les conditions d’un développement intégral et pérenne.

 

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[1] Laudato’si, sur la sauvegarde de la maison commune – Pape François – 2015

[2] « Pour tout résoudre Cliquez ici, l’aberration du solutionnisme technologique » FYP Ed. 2014

[3] « Mettre la nature en ville risque d’accélérer les déflagrations écologiques » Jean-Christophe Fromantin et Didier Sicard – Le Monde 8 avril 2020

[4] Enquête CEVIPOF -AMF – novembre 2019

[5] Conseil d’analyse économique – Janvier 2020, note n°55  « Territoires, bien-être et politiques publiques »

[6] Can the world’s megacities survive the digital age ? – Ed. The conversation – Christopher H. Lim, Vincent Mack, Nanyang Technological University

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