Notre interview dans l’Express avec Matthieu Courtecuisse (SIA Partners) sur l’anticipation

L’Express Nous vivons une juxtaposition de crises géopolitiques, socio-économiques dans un contexte de révolution technologique. Cette situation est-elle inédite dans l’histoire ?

Matthieu Courtecuisse :  La question est de savoir si nous vivons dans un monde de polycrise ou dans un moment de métamorphose. Car après une crise, on revient généralement à l’état précédent. J’ai au contraire le sentiment que nous n’enchaînons pas les crises mais que nous nous dirigeons vers un monde structurellement différent pour plusieurs facteurs. Des facteurs évidemment géopolitiques mais aussi démographiques considérables. Et puis il y a, comme vous l’évoquiez aussi, une série de ruptures technologiques avec des impacts de transformations qui sont extrêmement puissants dans pleins de domaines. Et, en plus, ces domaines parfois se croisent, ce qui donne un cocktail de transformations extrêmement significatif.

L’Express Mais sur le fond, pourquoi la période que nous vivons serait différente des autres épisodes de bascule connus dans le passé, comme au début du XXème siècle par exemple ?

Jean-Christophe Fromantin : Il y a un élément très différent de l’époque à laquelle vous faites référence, c’est l’accélération du temps.  La vitesse de transformation et les interconnexions mondiales font que finalement, nous n’avons pas le temps de respirer. Ce que soulignent les spécialistes des milieux naturels, c’est que les grandes périodes d’oscillations climatiques – réchauffements, glaciations – ont effectivement traversé l’humanité. Mais leur vitesse actuelle est incompatible avec l’adaptation des écosystèmes. Ce qui est vrai pour la biodiversité l’est aussi pour nous. Si nous nous ne maitrisons pas davantage la vitesse des transformations, alors les tensions engendrées seront extrêmement difficiles à gérer.

L’Express  Vous parlez de vitesse et d’accélération. Mais il y a un discours assez régulier que l’on entend sur la nécessité de ralentir. Est-ce cela la réponse ?

Matthieu Courtecuisse :  Je ne crois pas. Si on prend l’exemple des sciences de la vie, la révolution de l’ARN messager pour l’industrie pharmaceutique, est radicale. Aujourd’hui, les temps de conception d’une nouvelle molécule sont en train de baisser de 40 %. Et ce qui coûtait auparavant  800 millions de dollars en moyenne coûte probablement autour de 400 à 500 millions. Donc, ce sont des facteurs de changement considérables. Vous avez dans les tuyaux, un vaccin qui est en phase 2 avancée chez Moderna sur l’infarctus. Faut-il repousser dans le temps la perspective de supprimer les maladies cardiaques ? Je ne crois pas ! C’est la même chose sur les cancers. On ne peut pas arrêter ce train. Après, il y a la question spécifique du réchauffement climatique. Et là, je dirai qu’il faudrait vraiment accélérer sur la découverte et le déploiement de nouvelles technologies. L’énergie est un secteur dans lequel les puissances publiques mettent depuis 20 ou 30 ans des sommes considérables pour faire du « low tech » :  quand on passe du nucléaire à l’éolien, ce n’est pas un rupture « transformationnelle ». La question est donc de réveiller la recherche et développement, pour réfléchir à comment nous pouvons réellement lutter contre le changement climatique, parce qu’il y a un déficit de technologie en réalité dans ce domaine-là. Et j’ajouterai que rien ne pourra se faire si nous ne  fixons pas un prix élevé du carbone pour inciter l’investissement.

JC Fromantin Je ne prônerai pas le ralentissement, mais la « stabilisation dynamique » pour reprendre l’expression du sociologue allemand Helmut Rosa. Il développe que la dynamique de développement ne s’arrêtera pas. Pour autant, nous devons stabiliser les modèles parce qu’aujourd’hui nous subissons beaucoup de chocs qui nous plongent dans un état de sidération. Il faut anticiper pour cesser de subir et reprendre le contrôle.

L’Express Finalement, quelle distinction faites-vous entre l’anticipation et l’extrapolation ?

JC Fromantin : L’extrapolation est un mode de réflexion en silos alors que l’anticipation relève de la transversalité. Si dans chaque domaine, la technologie, la géopolitique, la démographie, la sociologie on se demande comment va se dessiner l’avenir, on aura des résultats qui seront de moins en moins pertinents. Si en revanche on croise des données démographiques avec des données de santé, des données migratoires, ou des données de croissance, on tient là une prospective politique au sens étymologique du mot. Aujourd’hui, malheureusement, que ce soit au niveau des grandes institutions comme au niveau des entreprises, il y a peu d’anticipations

L’Express L’anticipation c’est aussi la détection des signaux faibles, pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Matthieu Courtecuisse : En ce moment, sur le dark web, on sent une montée en puissance du trafic d’armes liée au conflit en Ukraine. Vous pouvez déjà acheter des blindés légers pour quelques milliers d’euros. Dans les 10 à 15 prochaines années, de façon totalement illégale et pour des montants extrêmement faibles, vous pourrez vous procurer quantités d’armes. C’est d’ailleurs un élément qui explique la réticence d’un certain nombre de pays occidentaux de donner davantage d’équipements à l’Ukraine…

JC Fromantin : je donnerai un autre exemple : la montée des prix de l’immobilier dans les villes moyennes. Est-ce le signal préfigurateur d’un nouveau style de vie lié au télétravail offert aux salariés ? Est-ce un placement qui anticipe réellement une baisse des prix dans les très grandes villes ? Qu’est-ce que cela peut avoir comme effet d’éviction sur les populations locales qui n’ont pas les mêmes capacités à payer que les Parisiens par exemple ?

L’Express : Sur la notion d’anticipation, il y a une instance qui a été ressuscitée récemment, qui s’appelle le commissariat au Plan. Est-ce le bon outil ?

JC Fromantin : l’État doit anticiper, arbitrer puis programmer ce qui se rapproche de la planification. Donc la planification en tant que telle n’est à mon avis qu’un des trois éléments d’une approche prospective.

L’Express : L’État est-il armé pour cela ?

JC Fromantin : Oui mais il y a un sujet d’engagement politique. Est-ce qu’on gère ou est-ce qu’on fait de la politique ? Faire de la politique ce n’est pas gérer, c’est prendre des options et avoir le courage de les porter et d’avoir une vision de la société qui s’inspire avant tout des aspirations profondes des populations. Par ailleurs, il y a un enjeu d’échelles : nous avons une structuration géographique construite après la Révolution pour optimiser à l’époque des politiques publiques, des choix de souveraineté, des choix de sécurité, etc. C’est assez surprenantque deux siècles après, nous ayons les mêmes échelles alors que tout a changé. On raisonne à périmètre constant, sans finalement repenser les périmètres d’optimisation et d’efficacité.

L’Express :  Auriez-vous en tête des erreurs d’anticipation commises ?

Matthieu Courtecuisse :  La crise énergétique que nous vivons est une énorme erreur d’anticipation. Se mettre comme l’Allemagne l’a fait, dans une stratégie de dépendance gazière avec un mono fournisseur- la Russie – me semble être une erreur d’anticipation. Par ailleurs, ne pas avoir anticipé qu’à un moment donné, ce fournisseur pourrait s’en servirait comme un moyen de chantage. De multiples signaux – cyberattaque, désinformation – montrait qu’une forme d’hostilité de la Russie se développait.

JC Fromantin : Oui c’est bien le manque de vision transversale qui explique cette erreur. On a raisonné énergie sans intégrer la composante géopolitique. C’est la même chose sur les batteries. Est-ce qu’on a anticipé la sécurisation des approvisionnements en lithium pour pouvoir assurer nos ambitions en matière d’électrification des mobilités ?

Matthieu Courtecuisse :  Je rajouterai une autre pierre à l’édifice. A-t-on anticipé le fait que de grands pays extracteurs de terres rares et notamment de Lithium comme l’Australie, pouvaient eux aussi devenir des grands fabricants de batteries ? Nous devons anticiper ce deuxième coup pour ne pas gaspiller l’argent public.

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