La proximité au cœur de la transformation de nos modèles…

Par Jean-Christophe Fromantin, Maire de Neuilly, Chercheur associé Chaire ETI, Pr Carlos Moreno, Professeur associé IAE Paris-Panthéon-Sorbonne, Jean-Paul Mazoyer, Directeur général adjoint Crédit agricole SA – colloque Anticipations avril 2023 – Nouvel Economiste

 

La proximité serait-elle le nouveau pivot de notre système socio-économique ? Beaucoup de signes participent de cette tendance ; les technologies ouvrent la possibilité de s’affranchir des mouvements pendulaires hérités de la Charte d’Athènes ; les populations aspirent à davantage d’espace, de temps utile et de nature ; une nouvelle qualité de vie prend le dessus sur les excès d’une époque où l’efficacité et la performance économique étaient érigée en valeur cardinale. Le travail rémunéré ne représente plus que 12% de notre existence pour laisser place à d’autres occupations. Cette recherche d’équilibre modifie en profondeur nos organisations ; elle est au cœur des travaux du sociologue allemand Hartmut Rosa qui rappelle dans « Résonnances » les principes d’une relation plus authentique avec le monde, vers une meilleure appréhension des dimensions métaphysiques, sociales et matérielles de nos vies. Aujourd’hui, l’approche empirique vient corroborer une nouvelle graduation des valeurs ; le bien-être a dépassé la réussite ; la résilience s’invite dans le débat public et ne se cantonne plus aux cercles d’experts. Ces changements de comportement touchent toutes les générations qui, à travers les enquêtes d’opinion, expriment leur attachement à l’image – réelle ou métaphorique – du « village ». Cet attrait pour des morphologies à taille humaine caractérise un désir d’équilibre et de proximité qui dessinent progressivement les contours d’une nouvelle approche territoriale.  Afin de progresser vers ce nouveau paradigme, il est indispensable de saisir les dimensions à la fois sociales et économiques qui le sous-tendent.

 

La dimension sociale est déterminante. En France, comme dans beaucoup de pays occidentaux, chacun se détermine spontanément par ses racines culturelles. Tu es d’où ? Cette question familière nous est régulièrement posée. Elle signifie un sentiment d’appartenance et une attraction vers ses propres racines. Elle démontre, s’il en est besoin, la nécessité de porter une identité ; elle révèle un potentiel d’énergie entrepreneuriale dès lors qu’un idéal est partagé. C’est le cas des territoires à forte identité culturelle – comme le Pays basque, l’Alsace ou la Vendée – dont nous observons qu’ils bénéficient d’une dynamique particulière. L’existence sociale et les liens nécessaires à la construction d’un corpus socio-économique solide sont directement corrélés à cette question. Le sentiment de fierté engendré par un héritage culturel est déterminant. La révolution industrielle et par la suite la tertiairisation de notre économie ont fortement mis en cause cet attachement ; l’exode rural puis la concentration urbaine, associés à une standardisation des modes de vie, se sont imposés comme des impératifs de modernité. La mobilité est devenue un gage de réussite. Or, ce modèle a montré ses limites. Hartmut Rosa décrit les dégâts collatéraux d’un monde au sein duquel les individus sont tendus vers l’accélération et la standardisation de l’idéal matériel. Des études ont démontré le lien entre la concentration urbaine et l’isolement. Les notions d’enracinement (Simone Weil, 1943) ou d’ancrage (Michel Lussault, 2020) sont utilisées pour démontrer l’attachement fondamentale à la Terre. Les échelles humaines sont de retour. L’enracinement n’est plus antagoniste d’une connexion au monde. La sociologue Saskia Sassen avait anticipé ce retournement en décrivant les villes comme des lieux privilégiés de socialisation, de brassage culturel, et de développement économique, où émergent des rythmes propres. Dans son discours de 2007, Wellington Webb, Maire de Denver et président de l’association des maires des États-Unis, avait souligné que « le XIXe siècle était celui des Empires, le XXe siècle celui des États-Nations, et que le XXIe siècle serait celui des villes« , une phrase qui continue de résonner aujourd’hui. Grâce aux réseaux numériques, une nouvelle armature de métropoles, de villes et de villages s’installe. Ils ne procèdent plus d’un localisme renfermé mais au contraire, ils se connectent, interagissent et participent d’une nouvelle dynamique qui ouvre à chacun la possibilité de choisir le projet de vie auquel il aspire. L’historien Gregory Quenet distingue opportunément les dérives d’une vie extensive – appelée à posséder le monde –, des mouvements vers une vie intensive – appelée à s’inscrire dans son territoire pour y participer (colloque Anticipations, 2023). Le territoire de proximité, par les liens qu’il ouvre, participe de l’équilibre social.

 

La dimension économique est consubstantielle du bon fonctionnement des échelles de proximité ; elles permettent de construire une croissance plus locale, et par conséquent plus durable. Ces échelles bénéficient de trois leviers de développement :

 

  • Le premier permet une meilleure distribution de l’activité résidentielle et culturelle dont il faut rappeler qu’elle constitue la part la plus importante du PIB. La confiance, dont nous connaissons les effets positifs sur l’économie, est directement liée à l’amélioration de la qualité de vie et des liens que nous sommes en mesure d’établir.
  • Les circuits courts qui naissent de ces liens sont un second levier, essentiel au développement des échelles de proximité. Ils participent d’une revitalisation des productions et d’un potentiel créatif animé par l’esprit collectif.
  • Le troisième levier est propre à l’humus de chaque territoire, de chaque quartier, voire du village. Son histoire, sa culture, son patrimoine, ses ressources naturelles ou ses savoir-faire façonnent le substrat nécessaire au développement économique. Le lien étymologique entre le mot « humus », terre fertile et « humanité », rappelle l’importance d’une vie humaine locale en harmonie avec la nature fertile qui l’entoure.

 

Ces spécificités deviennent autant d’avantages comparatifs dont l’économie peut se saisir pour la prospérité du territoire. C’est en cela que le sentiment d’appartenance agit autant comme un révélateur à la fois pour stimuler les circuits courts mais aussi pour promouvoir le rayonnement du territoire au-delà de ses propres frontières. Plus cet humus sera conscientisé, plus il sera substantiel, plus il participera d’un double effet d’attractivité sociale et de développement économique

L’élément intéressant tient à la convergence de ces approches. L’aspiration sociale n’est pas antagoniste des leviers économiques. Bien au contraire. Les deux mouvements convergent et s’enrichissent mutuellement. L’attractivité résidentielle féconde les atouts d’un territoire ouvrant ainsi de nouveaux circuits de création de valeur.

 

A la ville fonctionnelle issue de la Charte d’Athènes (1933), à la fois concentrée et fragmentée, se substitue progressivement une urbanité de la proximité, au sein de laquelle s’agrègent différentes fonctions économiques et sociales. Plusieurs facteurs accélèrent cette tendance : Le big bang climatique d’abord, en ce qu’il interpelle l’inflation des mouvements quotidiens entre le domicile et le travail ; mais aussi la crise sanitaire qui a provoqué une prise de conscience du sens de nos vies. La métaphore du village que nous évoquons ci-dessus témoigne de cette aspiration croissante à la qualité de vie. Un autre facteur tient à l’émergence de technologies, rendues accessibles par la distribution des réseaux numériques, et dont les fonctionnalités permettent de consommer, travailler ou accéder à de multiples services quelque-soit l’endroit où nous vivons. Ces phénomènes de décentrement entrainent naturellement un mouvement vers les villes moyennes, renforcent la vie des quartiers et ouvrent des perspectives vers les zones rurales. Cette distribution des populations s’accentue au fur et à mesure que les générations intègrent l’usage des nouveaux outils technologiques. Les responsables des ressources humaines des grandes entreprises observent unanimement des difficultés croissantes à assigner au sein du siège social leurs nouvelles recrues. Le télétravail est désiré par plus de 60% des salariés. La liberté devient la règle et la qualité du lieu de vie prime sur les autres critères. Les manières de vivre et de travailler, la santé, la culture et la relation avec la nature déterminent la valeur de l’indice de qualité de vie. Aux organisations urbaines en cercles concentriques se substituent des réseaux de villes et une organisation polycentrique dont le concept de ville du quart d’heure, de la Région des 20’ (Schéma Ile-de-France 2023-2040) ou de meilleures articulations entre villes moyennes et métropoles constituent l’arrière plan. Ces notions de polycentrisme ou d’archipels se révèlent aujourd’hui particulièrement prégnantes dans l’évolution des politiques d’aménagement.

 

L’impact de la technologie numérique, dans un contexte socio-territorial des questionnements, a été un catalyseur clé permettant d’ouvrir une voie nouvelle dans un engagement plus important dans la vie locale tout en récréant un nouveau cadre d’équilibre travail-vie personnelle. Dans les années 1970, le chercheur américain Jack Nilles a été l’un des premiers à envisager le télétravail comme une alternative viable au travail en entreprise. Il a créé le « telecommuting ». Malgré les démonstrations de son efficacité, le concept a rencontré une résistance économique et sociale importante, et est resté un phénomène marginal pendant des décennies. Il a fallu attendre 50 ans, avec la pandémie de COVID-19 qui a éclaté à travers le monde en 2020, pour que le télétravail soit devenu un outil essentiel pour permettre à des millions de travailleurs de poursuivre leur activité professionnelle en toute sécurité, conduisant par la suite à une adoption massive de cette pratique à travers le monde.

 

Cette métamorphose n’est pas sans conséquences sur l’évolution de nos organisations. Elle suppose de passer d’une conception centralisée du territoire vers une construction mieux distribuée ; elle questionne la croissance des métropoles, pour qu’elles n’accaparent plus les ressources mais s’inscrivent plutôt comme référentiels nécessaires à la prospérité de leurs hinterlands. Elle entraine inévitablement des politiques d’infrastructure physiques et nulériques affranchie des radiales traditionnelles pour privilégier le bon fonctionnement des réseaux de ville. Elle interpelle nos systèmes de gouvernance afin de mieux coordonner les composantes politiques, économiques et sociales d’une économie de proximité. En 1997, un grand quotidien économique français titrait à propos du Crédit agricole « De Saint-Flour à Singapour ». Ce qui était alors un slogan pour caractériser les champs d’intervention de la banque, pourrait aujourd’hui illustrer la réalité d’un monde dont les échelles permettent d’aligner un idéal rural et une intervention globale. C’est dans cette double échelle que les défis d’avenir se réaliseront.

 

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