La prospérité de La Défense doit passer par une réitération de son ambition culturelle
Une note de l’agence statistique américaine[1] annonçait cet été une révolution : la dynamique de construction de bureaux va être dépassée par celle des Data centers. Ces tendances marquent la métamorphose profonde de nos organisations. Elles confirment l’emprise technologique, la poussée de l’IA, et l’évolution des modes de travail sur les morphologies urbaines. Dans une thèse publiée récemment[2], j’alertais sur la crise mondiale des quartiers d’affaires : les espaces transactionnels ne sont plus synonymes de tours, ni de cols blancs, ni de mégapoles. Ils se reconfigurent sur d’autres codes : de transactions virtuelles d’un côté, et d’espaces de convivialité de l’autre. Cette évolution ouvre une perspective de déconcentration. Elle est connue des historiens. Braudel ou Wallerstein avaient analysé les déterminants socioéconomiques et l’impact de l’innovation sur le cycle des économies capitalistes. Nos économies alternent des mouvements de concentration et de dispersion au rythme de l’évolution des modes de transaction.
Dès 1973, dans un document intitulé « Paris, ville internationale » (Schéma général d’aménagement de la France), les auteurs introduisaient la notion de créativité culturelle comme vecteur d’attractivité économique des quartiers d’affaires ; ils mettaient en garde contre le « puritanisme économiciste » et sur les risques d’une approche purement tertiaire de ces quartiers. C’est pourtant la voie qu’ils ont pris. Elle pourrait expliquer leur crise structurelle : Une densité de bureaux n’implique plus une intensité d’échanges ; à l’inverse, c’est dans l’hybridation des usages que se révèlent la qualité, la créativité et l’intensité des échanges. Malraux avait anticipé ce risque. En 1954, aux prémices de la construction de La Défense, le ministre de la Culture confiait aux architectes Le Corbusier et Wogensky, l’installation d’un « Grand musée d’Art-Moderne » et de différents établissements d’enseignements artistiques sur une surface de 45 ha au cœur de La Défense. « Ce projet présente une importance exceptionnelle pour l’équipement culturel de la Nation » , écrivait Malraux à Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des finances. Le projet ne prospérera pas. Il renaitra en 1977 avec le Centre Beaubourg, complété la même année par le lancement du Musée d’Orsay sur la gare éponyme, ouverte à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, qui sera inauguré en 1986. Le projet de la Grand- Arche lancé en 1982 par Mitterrand ne répondra pas non plus de cette ambition. Son architecte Spreckelsen dénoncera « la fin de l’Arc de triomphe de l’Homme et le retour du Big Business » à propos du projet qui lui avait été confié[3].
On ne refait pas l’histoire, mais la vision de Malraux rouvre possiblement l’avenir de La Défense. Force est de constater que l’attractivité économique est de plus en plus liée à la présence d’aménités culturelles et patrimoniales et à l’ensemble des hospitalités qu’elles animent (restaurants, hôtels, parcs etc.). On parle souvent de « l’effet Bilbao » ; on observe le succès du quartier central des affaires parisien, qui offre aux entreprises deux avantages majeurs : associer leur image à des références culturelles internationalement reconnues et bénéficier d’un écosystème propice aux rencontres professionnelles et à la créativité.
Malraux a-t-il eu raison trop tôt en posant le projet du musée du XXe siècle à La Défense ? Probablement, car les centaines de milliers de mètres-carrés vacants témoignent aujourd’hui de la fin d’un cycle performatif. La prospérité du quartier d’affaires passe par la réitération de l’ambition culturelle que l’écrivain avait exploré. Ce nouvel élan serait particulièrement stratégique à différents égards : Il réenclencherait l’attractivité de La Défense grâce à la présence d’une locomotive culturelle. Ce réaménagement se justifierait d’autant mieux que La Défense se situe dans le jalonnement de l’axe historique – dont Notre-Dame est l’amorce –, et qu’elle bénéficie de connexions de transports exceptionnelles. Le 2ème atout stratégique serait économique. La renaissance de La Défense est particulièrement difficile à opérer car la valeur de ses actifs immobiliers est en forte baisse. Les investissements nécessaires à sa reconfiguration supposent pour ses propriétaires d’avoir une perspective de valorisation de leurs actifs. Or, selon les chercheurs, la proximité d’une aménité iconique pourrait représenter jusqu’à 50% de la valeur immobilière. C’est le levier de création de valeur dont le quartier a besoin pour réenclencher son modèle économique. Le 3ème avantage répondrait au problème du surtourisme : le Grand Paris attire dorénavant plus de 36 millions[4] de visiteurs générant la saturation de nombreux sites (Montmartre, Notre-Dame, Versailles ou le Louvre). Ce projet participerait d’un desserrement de l’offre. Il permettrait aussi d’extraire des stocks une partie des milliers d’œuvres que détiennent le Centre Pompidou et le Musée d’Orsay et qui ne sont plus exposées faute d’espaces.
« La forme perdure et préside à la construction dans un monde où les fonctions se modifient constamment » rappelait le célèbre architecte italien Aldo Rossi pour aiguiser notre audace transformatrice. Les tours de La Défense marquent l’époque, c’est leur destination plutôt que leur architecture qu’il faut repenser. A l’heure de la plateformisation, de la désintermédiation et de la déspatialisation des échanges, cette perspective d’un renouveau culturel est indispensable. Elle fonde plus que jamais nos singularités patrimoniales et les avantages comparatifs dont nous avons besoin pour rester fidèle à la promesse culturelle et académique de la France.
Malraux l’avait compris, relançons le musée du XXème siècle …
Publié dans Le Monde.fr, le 14 septembre 2025
[1] Census Bureau
[2] « La crise des quartiers d’affaires : Préfiguration d’un nouveau cycle socioterritorial » – IAE Paris-Sorbonne, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne
[3] Source Laurence Cossé – La Grande Arche (Gallimard, 2016)
[4] Source Office du tourisme de Paris