Anticiper ou Mourir …

Anticiper ou mourir .. publié dans Harvard Business Review

– Par Jean-Christophe Fromantin, Président du Conseil d’orientation du programme Anticipations

Maire de Neuilly-sur-Seine et vice-président du Département des Hauts-de-Seine

 

Un diplomate étranger en poste en France me faisait récemment remarquer son amusement à force d’entendre très fréquemment de la bouche des Français l’expression « c’est compliqué ! ». « Comme si, me disait-il, la complexité envahissait les sphères de réflexion et d’action dans votre pays ». L’expression en dit long. Certes, le monde actuel est compliqué, mais n’est-ce pas justement le privilège d’un décideur que de maîtriser cette complexité ? Force est de constater que la diversité des paramètres à appréhender – socio-économique, technologique, géopolitique – peut nous déstabiliser et nous prendre au dépourvu. Or, il est une dimension qui permet d’en réduire les effets, c’est l’anticipation – où la capacité à décrypter les signaux faibles avant qu’ils ne se transforment en tendances lourdes difficiles à maîtriser, aux conséquences possiblement irréversibles –. L’inverse, qui consiste à camper sur ses certitudes, jusqu’à laisser les problèmes s’enkyster, puis s’enchainer dans une spirale infernale, entraine inévitablement des états de sidération, voire des crises, pouvant se transformer en paralysie. Et là, cela devient terriblement « compliqué ».

 

Inspiré de la méthode qui nous guidait pour la préparation d’une exposition universelle, nous avons lancé le 1er programme « Anticipations »[1] en 2021. Surpris de constater que le mot éponyme n’avait jamais été déposé auprès des organismes qui gèrent les noms de domaine, nous y avons vu le signe révélateur d’une absence de culture.

 

Nous avons construit ce programme sur l’idée de partager des signaux faibles et d’ouvrir la réflexion stratégique sur le concept du « temps large ». Considérant que chacun d’entre nous, dans nos univers respectifs, percevions des mouvements qui préfigurent de profondes métamorphoses. Il nous a paru intéressant d’en débattre, de les confronter et de les regrouper jusqu’à discerner des tendances lourdes. Le temps large permet d’observer au-delà de ses propres indicateurs ; en scrutant ce qui se passe sur les côtés ; en décloisonnant les réflexions ; en s’intéressant à d’autres univers culturels, économiques ou sociaux. Notre culture « en silos » restreint le champ de vision ; elle agit comme si nous avions des œillères ; elle s’oppose naturellement à une culture de l’anticipation ; elle limite nos capacités cognitives et entame notre clairvoyance. Nos milieux socio-professionnels, nos origines, nos formations, et aujourd’hui les biais véhiculés par les algorithmes, tendent à encalminer nos styles de vie, jusqu’à les rendre quasi-hermétiques aux mouvements qui nous entourent. Ils entretiennent ainsi une fragmentation de la société qui nous tient à distance les uns des autres. Notre société, structurée de façon trop composite, facilite ainsi l’émergence de corporations, de réseaux ou de castes qui ont pour conséquence une atrophie de la pensée, mais aussi une dramatique perte d’efficacité. Plus nous nous satisfaisons de cette situation, plus nous sommes en risque d’être dépassés par les événements.

 

L’efficacité commande que l’on décloisonne ; cela introduit de facto l’anticipation dans ce qu’elle ouvre notre regard et nous rend plus attentifs. Cet exercice peut se pratiquer dans une démarche organisée et professionnelle – comme celle que nous avons développée dans le cycle Anticipations –, elle peut aussi être mis en œuvre dans notre manière de vivre et de s’intéresser à nos environnements. Cela procède avant tout d’une disposition d’esprit. « Acceptez de vous laisser surprendre ! » appelait Sébastien Bazin, le Président du Groupe Accor, au lancement du programme Anticipations.

 

Trois paramètres déterminent le besoin d’anticipation : le temps, le monde et l’éthique

 

Le temps est un déterminant central. Les risques d’un défaut d’anticipation sont proportionnés aux accélérations du temps. Ne pas travailler cette dimension expose à de graves difficultés. Plus la compréhension est tardive, plus la sidération est forte, moins les effets sont maîtrisables. Or aujourd’hui, les accélérations n’ont jamais été aussi puissantes : Le cycle de réchauffement climatique s’opère à une vitesse incompatible avec l’adaptation de la biodiversité. L’économie s’emballe dans des montages financiers décorrélés des réalités. Dans son ouvrage « Accélération, une critique sociale du temps »[2], le sociologue allemand Hartmut Rosa pointe la désynchronisation entre la cinétique technologique et les équilibres de vie. Un iPhone en 2022 est 150 000 fois plus puissant que la salle informatique d’IBM en 1972. L’Internet d’hier, l’intelligence artificielle – qui pèsera 90 milliards dans les activités en 2025 vs 9 milliards en 2020 – ou l’informatique quantique, promettent des cycles de destruction créatrice de plus en plus rapides ; jusqu’à nous interroger, sur leurs effets collatéraux, dans ce qu’ils participent de notre épanouissement et d’un progrès authentique pour l’humanité. La technologie accélère le temps. Jusqu’où ?

 

La mondialisation revisite les échelles. Si l’accélération convoque l’anticipation, la globalisation constitue un autre facteur qui questionne le « temps large ». L’économie globalisée, par son envergure, et dans ce qu’elle constitue un champ concurrentiel sans limites, construit des échelles qui amplifient les interactions autant que les risques d’imprévisibilité. Prétendre développer des batteries électriques, sans anticiper les approvisionnements en lithium – qui vont être multipliée par 42 d’ici 2040 –, sans questionner les rapports de force liés à la géopolitique, relève de l’aventure ; investir dans le prêt-à-porter sans observer, ni se différencier par rapport aux 600 000 nouvelles références mensuelles du chinois Shein, expose à quelques difficultés ; négliger les attentes des jeunes et des nouveaux talents risque de les voir partir travailler à l’autre bout du monde sans qu’ils ne posent de préavis. La technologie réduit les distances.

 

Un 3ème paramètre relève de l’éthique. C’est sans doute le plus fondamental, il abonde l’intérêt que nous devons porter au temps large. Ceux que l’on appelait hier des ‘clients’, des ‘usagers’ ou des ‘travailleurs’ ; que l’on croyait guidés prioritairement par des valeurs de rentabilité ou d’efficacité ; dont les décisions étaient le plus souvent motivées par des perspectives de performance ou d’efficacité, répondent aujourd’hui à d’autres critères. La qualité de vie, la recherche de sens, le besoin d’espace ou la vie de famille comptent parmi les priorités qui pourraient bouleverser l’organisation de nos sociétés. 71% des Français s’ennuient dans leur travail et l’angoisse est le premier sentiment exprimé par les patients en, psychiatrie. En 2018, sentant une inversion des valeurs entre la vie personnelle et la vie professionnelle, j’avais rédigé un essai qui expliquait que la révolution industrielle nous avait amené à aller vivre là où il y a du travail, tandis que la révolution numérique nous amènerait progressivement à travailler là où nous voulons vivre[3]. Or, 84% des Français aspirent à vivre dans des villages ou des villes moyennes. Cette prospective, dont la crise sanitaire a confirmé la tendance, procédait de l’observation d’une série de signaux faibles, étrangers au spectre de mes repères habituels. Dans la synthèse des travaux de notre programmes Anticipations, « le sens comme boussole », « la recherche d’idéaux collectifs » ou « les effets boomerangs de l’hyperconsommation » sont apparus comme autant de tendances fortes, faiblement intégrées dans les stratégies d’avenir. Aux USA, l’effet de sidération provoqué par « la grande démission », qui touche dorénavant près de 50 millions de salariés, interpelle les entreprises et les pouvoirs publics.

 

Beaucoup de signaux concourent à un besoin de réenracinement. Aucune société ne prospère durablement hors-sol. La Jeddah-tower en Arabie-Saoudite, qui promet d’atteindre 1007 mètres de hauteur, sera-t-elle un jour le symbole de la modernité ou la préfiguration de l’obsolescence d’un modèle de société ?

 

Comprendre les valeurs fondamentales et les déterminants authentiques qui guident nos vies est probablement le fil rouge de l’anticipation. A contrario, confondre la fin et les moyens – ou penser qu’une société hors-sol peut durablement prospérer – nous entraine inévitablement dans une impasse. La sidération procède des fausses routes qui naissent de cette confusion. La philosophe Simone Weil pointait le déracinement comme la cause essentielle des échecs d’une société. C’est dans ces divergences que s’établit la ligne de fracture ; entre l’extrapolation et l’anticipation ; entre ceux qui voient dans l’innovation un idéal sans limites, et ceux qui comprennent que le progrès est consubstantiel des valeurs qu’il véhicule ; entre la vie et la mort. Pas si compliqué …

 

[1] Anticipations.org

[2] Accélération, une critique sociale du temps, Hartmut rosa, éditions La Découverte

[3] Travailler là où nous voulons vivre vers une géographie du progrès, Jean-Christophe Fromantin, édition Les Pérégrines 2018

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