Anticiper ou subir ?

L’actualité qui s’enchaine à un rythme effréné démontre à quel point, non seulement le monde est incertain, mais que la vitesse de diffusion des informations – qu’elles soient vraies ou fausses – peut à tout moment faire basculer les équilibres. La linéarité des processus socioéconomiques n’est plus si évidente ; les émotions associées à la vitesse des algorithmes remettent en cause les extrapolations que nous établissions à partir d’hypothèses que nous pensions robustes. Or, si les modèles sont de moins en moins linéaires, et si les hasards deviennent sauvages, la question se pose avec acuité des fondements sur la base desquels nous pouvons dorénavant anticiper.

 

D’aucuns misent sur l’intelligence prédictive en ce qu’elle permet, en faisant converger des données statistiques et l’intelligence artificielle, d’anticiper les évolutions à venir. Là encore, l’hypothèse se construit dans une configuration stable et continue puisque l’intelligence prédictive ne se base que sur des données et des enchainements déjà éprouvés et par conséquence probables. Le fameux adage, « les mêmes causes produisent les mêmes effets », s’emballe alors à des puissances de calcul stratosphériques sur des centaines de milliards de paramètres. Ce qui fait dire à de nombreux scientifiques qu’il sera de plus en plus difficile de maîtriser les accélérations de ce phénomène.  Tels les moutons de panurge dans le roman de Rabelais, anticiper en se basant sur l’intelligence prédictive risque ainsi de nous embraquer dans des enchainements et des reproductions dont les effets nous échapperont puisque les combinaisons possibles dépassent notre imagination.

L’approche prédictive est à la fois continuiste et biaisée en ce qu’elle se base sur le passé et accentue les tendances ; elle est finalement antagoniste de l’anticipation puisqu’elle neutralise la part irrationnelle de nos comportements.

 

Une autre approche est de considérer l’intelligence prédictive, non pas comme un vecteur d’anticipation, mais comme un nouveau processus d’industrialisation. Cela revient à postuler que l’anticipation procède davantage de la manière dont évolueront nos comportements, forts des gains d’efficacité que ces technologies nous procurent, que de la gestion d’un système de reproduction accéléré. Keynes prédisait 15h00 de temps de travail en 2030 ; on estime aujourd’hui que le temps de travail rémunéré ne représentera plus que 10% de notre existence à ce même horizon (vs 70% au mitan du XIXe siècle). Que ferons-nous du reste du temps ? Pour avancer sur cette question, l’anticipation mérite que nous nous libérions des modèles mathématiques et que nous réinterrogions en profondeur les sciences humaines. Comme le rappelait l’économiste Christian de Boissieu lors du cycle Anticipations 2023, la compréhension de scenarios économiques d’avenir appellent à ce que nous échangions avec les historiens, les géographes ou les sociologues afin d’intégrer la non-linéarité des processus que nous vivons. C’est aussi vers quoi tendait le philosophe des sciences Bruno Latour quand il appelait à réinterroger nos terrains de vie au sens fondamental du terme (Où atterrir, 2017)  ; c’est la même question que pose le sociologue Hartmut Rosa (Résonance, 2018) quand il rappelle que nos comportements procèdent d’un équilibre entre une part sociale, une part matérielle et une part métaphysique, et nous met en garde sur notre perte de résonance au profit d’une hypermatérialité dont les algorithmes accentuent la pression.

 

Là réside sans doute le quiproquo entre l’extrapolation et l’anticipation : l’un mise sur l’accélération des modèles dans une hypothèse continuiste ; l’autre intègre la complexité de l’être humain dans un schéma discontinuiste. C’est aussi la confusion entre les notions d’innovation et le progrès : l’une est construite sur la seule technique ; l’autre met en perspective le sens de la vie. Les crises que nous vivons procèdent de ces tensions entre des accélérations difficilement maitrisables et une recherche d’authenticité dont on perçoit de plus en plus les signaux. C’est particulièrement intéressant de voir comment nos comportements incarnent ces tensions : entre les phénomènes paradoxaux de fast fashion et de seconde main ; dans le conflit entre une réalité métropolitaine et l’aspiration profonde des 18-35 ans à vivre dans un village ou une ville moyenne ; entre nos prises de conscience des enjeux environnementaux et nos difficultés à changer nos comportements.

Nos approches stratégiques devront de plus en plus s’extraire de la linéarité des modèles pour s’intéresser aux valeurs socles qui fondent nos comportements. Car, bien que nous soyons prompts à savoir maîtriser le temps court ou le temps long grâce aux technologies, c’est bien dans l’appréhension du temps large avec sa part irrationnelle que se dessinera l’avenir.

Jean-Christophe Fromantin et Mercedes Erra

Publié dans Les Echos le 7 novembre 2023

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