Les quartiers d’affaires du XXIe siècle subiront-ils le même sort que les cités industrielles du XIXe siècle ?

 

Publié dans HBR France – Par Jean-Christophe Fromantin, Maire de Neuilly-sur-Seine, Doctorant IAE-Panthéon-Sorbonne, Pr Carlos Moreno, IAE-Panthéon-Sorbonne, Pr Didier Chabaud, IAE-Panthéon-Sorbonne

 

Si la centralisation au sein des métropoles est longtemps apparue comme un facteur d’efficacité, son avenir fait débat (Dumont, 2017, Halbert, 2021). Quatre phénomènes méritent d’être observés en ce qu’ils témoignent des limites du cycle centralisateur et ouvrent la question de son échéance : Une fuite en avant économique ; une densification immobilière erratique ; un affaiblissement des conditions de vie ; et des conséquences environnementales délétères.

 

Le premier phénomène est lié aux accélérations économiques : Une dynamique d’accroissement centrée sur des modèles expansionnistes ; et un besoin croissant en capitaux à l’origine d’une industrie financière polarisée sur quelques métropoles (Sassen, 2009). On est passé d’une économie fondée sur les besoins individuels et la marchandisation des excédents, à une économie financière à la recherche de rentabilité maximum. L’emballement interroge le sens de la densification. Wallerstein alerte sur le fait que les réseaux marchands génèrent une configuration centripète (2011, p. 29) ; Mumford parle de « cités absolus » (p. 505) ou de « gigantisme pathologique » pour souligner le caractère désordonné de cette polarisation et le fait qu’elle porte en germe de profonds déséquilibres. La ville témoigne des dérives socioéconomiques dès lors que sa configuration s’écarte trop loin des besoins vitaux ; quand les logiques quantitatives prévalent sur les logiques d’équilibre.

 

Une 2ème conséquence de cette polarisation s’illustre à travers les évolutions immobilières. Le XVIIIe siècle a vu naître l’expansion euphorique et erratique des cités industrielles ; puis, dès la fin du XIXe siècle, l’évolution vers une économie tertiaire engendre la bureaucratie métropolitaine selon des configurations plutôt précipitées : Les « business district » du XXe siècle sont-ils alors exposés au même risque d’effondrement que les « coketown » du XIXe siècle ? C’est la thèse que soutient Mumford quand il relève les effets collatéraux des villes productrices ou des villes financières dès lors qu’elles procèdent des mêmes impératifs d’expansion (p. 741). L’indexation du développement urbain sur des cycles économiques contribue inévitablement à la fragilité de son développement (Braudel, 1985). Cette période confirme que les intérêts économiques répondent de tensions centripètes alors que la vie sociale répond plutôt d’une force centrifuge (Rosa, 2021). Aujourd’hui, les études d’opinion valident le besoin d’espace et de nature ; encore plus marquée chez les < 35 ans. Cf. Baromètre IFOP 2023 : 85% des Français veulent vivre dans des villages et des villes moyennes.

 

Le 3ème phénomène tient à l’écologie. Selon une étude réalisée en 2021 par des chercheurs des universités de Harvard et de Birmingham, 4,2 millions de décès aux USA sont attribués chaque année à la pollution dans les grandes villes. Au-delà de ces chiffres, de nouvelles pathologies comme le burn-out touchent un nombre croissant d’individus. Elles se concentrent principalement dans les grandes villes. Rosa estime que ces pathologies sont directement liées à l’accroissement perpétuel des sollicitations motivationnelles dont sont l’objet les salariés des entreprises métropolitaines (Résonance p.160) ; il explique que la dégradation des structures sociales est la conséquence d’un modèle construit sur la triade accélération/ croissance/ innovation. S’ajoute un autre phénomène qui touche la société contemporaine, il s’agit de l’isolement. Il est apparu au XIXe siècle dans des cités dortoirs dont l’organisation privait les individus des interactions sociales et culturelles qui établissent une communauté ; il réapparait pour les mêmes raisons dans des structures urbaines actuelles dépourvues d’espaces de vie et de facteurs de cohésion.

 

« Le XIXe siècle a été l’âge de la question sociale ; le XXIe siècle est l’âge de la nouvelle question géo-sociale » (Latour, 2022). Latour et Rosa postulent d’une obsolescence de l’épistémologie contemporaine qui limite la nature à une ressource. Le Global a pris le pas sur le Terrestre entrainant dans son sillage un idéal de civilisation qui se réduit au progrès technique (Latour, 2017, p. 87). Dans une posture philosophique, on doit à Simone Weil une approche similaire (1943). En fondant sa thèse sur les « besoins de l’âme », la philosophe pointe parmi les facteurs de déracinement, ceux qui nous extraient des milieux dont nous faisons naturellement partis : liés à l’histoire, au territoire, ou à la nature (p. 36). A part quelques exceptions, ni la ville industrielle au XIXe siècle, ni la ville contemporaine de la modernité tardive n’ont intégré ce rapport au réel dans l’urbanisme. La perte de résonance procède d’injonctions économiques et politiques plutôt que d’adhésions. Il est particulièrement intéressant d’observer que les réactions de la société relèvent davantage du champ des « revendications » que de celui des « aspirations ». Comme si l’idée même d’une utopie était brisée.

 

Néanmoins, quelques signaux faibles se conjuguent qui pourraient amorcer les contours de nouveaux modèles économiques.

Face aux îlots de chaleur, à l’attrition de l’espace vital, aux pathologies psychiques, deux paramètres ouvrent une voie : la révolution numérique en ce qu’elle permet de s’affranchir de la concentration ; et le réchauffement climatique qui participe d’un consensus contre l’hyper-densification. Ce sont deux signaux majeurs. Un autre signal touche à l’épanouissement de l’être humain dont Rosa relève les dérèglements : la dimension métaphysique par un recul des religions, une réification de l’art et de la nature ; la dimension sociale par une artificialisation des interactions ; la dimension matérielle qui participe du phénomène d’accroissement entrainant une approche excessivement matérialiste. La perte de résonance qu’entraine cette combinaison amorce une aspiration vers l’espace et la nature. Le développement du télétravail et l’attrait retrouvé des villes moyennes corroborent cette dynamique de recentrement. « Se rapprocher de la nature » est la première motivation exprimée dans les études d’opinion (Cf. étude IFOP, supra). Le quatrième signal est celui de démarchandisation. Il est développé par Mumford qui distingue la « cité visible » de la « cité invisible » : La cité visible est celle dont nous observons la matérialité dans les métropoles ; la cité invisible est celle qui se développe, en dehors des processus de marchandisation traditionnelle, en utilisant le progrès technique qui prospère dans la cité visible (p. 781). Cette dualité se développe par les processus technologiques, qui d’une part rendent accessible des produits et services en dehors des zones de consommation classiques (supermarchés, centres-villes), mais également permettent de contourner les intermédiaires marchands traditionnels.

 

Il est difficile d’envisager la manière dont se reconfigureront les dynamiques spatio-temporelles, mais, fort des éléments ci-dessus, de nombreuses approches postulent d’un puissant effet de décentralisation. La question se pose desquelles de ces dynamiques sociales ou économiques auront raison des nouvelles possibilités offertes en matière d’organisation de la société ? La réponse est sans doute dans l’urgence qu’impose la crise climatique et dans les aspirations qu’elle suscite. Trois siècles de centralisation ont dégradé les équilibres humains et terrestres. Une prise de conscience semble s’amorcer. Il est possible que se mettent en place à des micro-échelles des organisations individuelles ou collectives qui viennent progressivement rééquilibrer la société. Le télétravail, le mouvement vers les villes moyennes ou l’aspiration des nouvelles générations à adopter de nouveaux modes de vie, sont intéressants à observer sur la durée. Rosa postule que le système d’accroissement porte en germe sa propre fin, compte-tenu des excès qu’il génère, mais surtout pour ce qu’il prive chacun des axes de résonance. Braudel, nous amène à s’intéresser à la part historique des villes pour en apprécier leur résilience. C’est en croisant ces approches que l’avenir se dessine : la part historique des villes étant d’abord l’accumulation des valeurs propres à satisfaire les « besoins de l’âme » chers à Simone Weil.

 

Bibliographie :

 

  • Fernand Braudel, 1985, La dynamique du capitalisme,
  • Dumont, Gérard-François. « Territoires : le modèle « centre-périphérie » désuet », Outre-Terre, vol. 51, no. 2, 2017, pp. 64-79.
  • Halbert, Ludovic. « Ce que les métropoles doivent au capitalisme, et réciproquement », Regards croisés sur l’économie, vol. 28, no. 1, 2021, pp. 37-45.
  • Bruno Latour, 2017, Où atterrir ?
  • Lewis Mumford, 2011, La cité à travers l’histoire,
  • Hartmut Rosa, 2021, Résonance,
  • Saskia Sassen, 2004, Introduire le concept de ville globale,
  • Saskia Sassen, 2009, Critique de l’État,
  • Emmanuel Wallerstein, 2011, Le capitalisme historique,
  • Simone Weil, 1943, L’enracinement,
  • Talandier, M. (2019). Résilience des métropoles: le renouvellement des modèles. Plan Urbanisme Construction Architecture ; POPSU.

 

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