Education : Avec ou sans IA ?

Jean-Christophe Fromantin, Délégué général d’Anticipations, Chercheur-associé IAE-ETI-Paris-Sorbonne, Marguerite Léna, philosophe, Guillaume Leboucher, Chief Data Officer, Fondation IA pour l’école (Publié dans Les Echos le 7 février)

 

 

L’émergence accélérée de l’IA pose avec acuité la question de son usage dans l’éducation. Avons-nous besoin de cette « intelligence » pour améliorer l’enseignement ? L’enjeu est majeur. Les positions sont loin d’être tranchées. Mais la vitesse de diffusion de l’IA nous amène à hâter nos prises de position.

 

Quelques postulats permettent d’orienter la réflexion, ils sont de trois ordres :

Le premier est de reconnaitre qu’en matière d’IA, on ne parle pas d’intelligence à proprement parler,  mais de calcul probabiliste ou d’enchainements algorithmiques qui puisent et combinent les milliards de données à sa disposition. Or, l’intelligence humaine n’est pas réductible au calcul. Elle intègre à la fois une pensée, et par conséquent une intentionnalité. Cette double qualité permet d’accéder à deux dimensions qui échappent à l’IA : la capacité de création – ou de commencement – ; et l’accès à la vérité, en tant qu’elle ne relève pas d’une statistique mais d’un discernement qui est œuvre de l’esprit.

Le deuxième postulat interroge non pas l’IA, mais les profils et les intentions des acteurs de l’IA. Si l’éducation devient un marché, à la main d’acteurs dont les motivations vont au-delà de l’éducation, il est à craindre que l’outil prenne le dessus sur ce pour quoi il mérite d’être développé. C’est pourtant l’économie vers laquelle nous nous orientons. Or, nous ne pouvons concevoir l’IA dans l’éducation qu’à la mesure de ce que doit être et rester l’éducation : une formation de l’esprit pour permettre à une génération nouvelle d’accéder à sa propre humanité. Un capitalisme de l’intelligence marquerait la fin de l’humanité. En cela, l’IA engage un enjeu politique central dont il nous appartient de nous saisir.

Le 3ème postulat questionne notre capacité à poser des contre-poids à l’IA. « Il faut tout un village pour élever un enfant » ; ce proverbe africain dit parfaitement combien l’éducation ouvre sur l’entièreté de la personne et pose des limites dont l’intelligence a besoin pour découvrir des valeurs, la culture du respect et le sens du compromis. L’intelligence ne se conçoit pas en dehors d’un système relationnel authentique dont l’esprit, le corps et la matière, tous réunis, forment l’humus. Pour cette raison, l’IA doit s’inscrire dans un projet éducatif qui pose clairement les règles d’autorité, de relations et d’enseignement qui situent précisément le cadre de son usage.

 

Autrement dit, l’IA n’a de sens que dans une perspective qui la dépasse ; qui permet de grandir en tirant de nous-mêmes « plus » que ce que nous sommes. Ce dépassement n’est possible qu’en créant les conditions de l’accueil, de l’altérité et du surgissement de l’inédit, ce que l’IA ne pourra jamais faire, compte-tenu de sa constitution. Par conséquent, son intérêt pour l’éducation ne se pose, ni en termes de substitution, ni d’augmentation artificielle de l’intelligence humaine, mais en tant qu’elle nous permet de challenger les méthodes éducatives.

Plusieurs pistes sont d’ores et déjà ouvertes : dans le domaine de « l’adaptative learning » pour fluidifier le parcours de chaque élève en adaptant ses connaissances à son rythme d’apprentissage ; dans le domaine des neurosciences, pour mieux ajuster les orientations des élèves à leurs facultés physiques et cognitives ; ou encore dans le domaine de « l’immersive learning » pour illustrer des approches techniques, mais aussi géographiques ou historiques, et faciliter la contextualisation des apprentissages.

 

Poser des questions, et amener à se poser les bonnes questions, sont les deux piliers d’un système éducatif. Ils participent d’un parcours, jalonné d’efforts, de recherches et de limites, qui va donner à l’élève le goût de l’exploration, de la découverte et du partage. Or, l’IA n’est incompatible, ni avec l’un, ni avec l’autre. Dans le 1er cas, elle participe d’un élargissement de la relation entre l’élève et le professeur dans la mesure où ce ne sera plus tant la réponse académique qui alimentera l’échange mais le sens de la question, la médiation et le dialogue qui en découleront ; dans le second cas, se poser les bonnes questions, renvoie à une intériorité dont la connaissance offerte par l’IA attise la curiosité. Là encore l’IA ne serait une menace que dans la mesure où elle s’inscrirait dans une perspective de remplacement. Elle est en revanche un atout dès lors qu’elle permet d’approfondir la connaissance de ce que nous sommes et voulons devenir.

Si le « par-cœur » a encore de beaux jours devant lui, c’est bien parce que l’IA ne pourra jamais remplacer l’effort de mémoire dont notre intelligence se nourrit pour alimenter notre esprit critique et notre élan.

Les quartiers d’affaires du XXIe siècle subiront-ils le même sort que les cités industrielles du XIXe siècle ?

 

Publié dans HBR France – Par Jean-Christophe Fromantin, Maire de Neuilly-sur-Seine, Doctorant IAE-Panthéon-Sorbonne, Pr Carlos Moreno, IAE-Panthéon-Sorbonne, Pr Didier Chabaud, IAE-Panthéon-Sorbonne

 

Si la centralisation au sein des métropoles est longtemps apparue comme un facteur d’efficacité, son avenir fait débat (Dumont, 2017, Halbert, 2021). Quatre phénomènes méritent d’être observés en ce qu’ils témoignent des limites du cycle centralisateur et ouvrent la question de son échéance : Une fuite en avant économique ; une densification immobilière erratique ; un affaiblissement des conditions de vie ; et des conséquences environnementales délétères.

 

Le premier phénomène est lié aux accélérations économiques : Une dynamique d’accroissement centrée sur des modèles expansionnistes ; et un besoin croissant en capitaux à l’origine d’une industrie financière polarisée sur quelques métropoles (Sassen, 2009). On est passé d’une économie fondée sur les besoins individuels et la marchandisation des excédents, à une économie financière à la recherche de rentabilité maximum. L’emballement interroge le sens de la densification. Wallerstein alerte sur le fait que les réseaux marchands génèrent une configuration centripète (2011, p. 29) ; Mumford parle de « cités absolus » (p. 505) ou de « gigantisme pathologique » pour souligner le caractère désordonné de cette polarisation et le fait qu’elle porte en germe de profonds déséquilibres. La ville témoigne des dérives socioéconomiques dès lors que sa configuration s’écarte trop loin des besoins vitaux ; quand les logiques quantitatives prévalent sur les logiques d’équilibre.

 

Une 2ème conséquence de cette polarisation s’illustre à travers les évolutions immobilières. Le XVIIIe siècle a vu naître l’expansion euphorique et erratique des cités industrielles ; puis, dès la fin du XIXe siècle, l’évolution vers une économie tertiaire engendre la bureaucratie métropolitaine selon des configurations plutôt précipitées : Les « business district » du XXe siècle sont-ils alors exposés au même risque d’effondrement que les « coketown » du XIXe siècle ? C’est la thèse que soutient Mumford quand il relève les effets collatéraux des villes productrices ou des villes financières dès lors qu’elles procèdent des mêmes impératifs d’expansion (p. 741). L’indexation du développement urbain sur des cycles économiques contribue inévitablement à la fragilité de son développement (Braudel, 1985). Cette période confirme que les intérêts économiques répondent de tensions centripètes alors que la vie sociale répond plutôt d’une force centrifuge (Rosa, 2021). Aujourd’hui, les études d’opinion valident le besoin d’espace et de nature ; encore plus marquée chez les < 35 ans. Cf. Baromètre IFOP 2023 : 85% des Français veulent vivre dans des villages et des villes moyennes.

 

Le 3ème phénomène tient à l’écologie. Selon une étude réalisée en 2021 par des chercheurs des universités de Harvard et de Birmingham, 4,2 millions de décès aux USA sont attribués chaque année à la pollution dans les grandes villes. Au-delà de ces chiffres, de nouvelles pathologies comme le burn-out touchent un nombre croissant d’individus. Elles se concentrent principalement dans les grandes villes. Rosa estime que ces pathologies sont directement liées à l’accroissement perpétuel des sollicitations motivationnelles dont sont l’objet les salariés des entreprises métropolitaines (Résonance p.160) ; il explique que la dégradation des structures sociales est la conséquence d’un modèle construit sur la triade accélération/ croissance/ innovation. S’ajoute un autre phénomène qui touche la société contemporaine, il s’agit de l’isolement. Il est apparu au XIXe siècle dans des cités dortoirs dont l’organisation privait les individus des interactions sociales et culturelles qui établissent une communauté ; il réapparait pour les mêmes raisons dans des structures urbaines actuelles dépourvues d’espaces de vie et de facteurs de cohésion.

 

« Le XIXe siècle a été l’âge de la question sociale ; le XXIe siècle est l’âge de la nouvelle question géo-sociale » (Latour, 2022). Latour et Rosa postulent d’une obsolescence de l’épistémologie contemporaine qui limite la nature à une ressource. Le Global a pris le pas sur le Terrestre entrainant dans son sillage un idéal de civilisation qui se réduit au progrès technique (Latour, 2017, p. 87). Dans une posture philosophique, on doit à Simone Weil une approche similaire (1943). En fondant sa thèse sur les « besoins de l’âme », la philosophe pointe parmi les facteurs de déracinement, ceux qui nous extraient des milieux dont nous faisons naturellement partis : liés à l’histoire, au territoire, ou à la nature (p. 36). A part quelques exceptions, ni la ville industrielle au XIXe siècle, ni la ville contemporaine de la modernité tardive n’ont intégré ce rapport au réel dans l’urbanisme. La perte de résonance procède d’injonctions économiques et politiques plutôt que d’adhésions. Il est particulièrement intéressant d’observer que les réactions de la société relèvent davantage du champ des « revendications » que de celui des « aspirations ». Comme si l’idée même d’une utopie était brisée.

 

Néanmoins, quelques signaux faibles se conjuguent qui pourraient amorcer les contours de nouveaux modèles économiques.

Face aux îlots de chaleur, à l’attrition de l’espace vital, aux pathologies psychiques, deux paramètres ouvrent une voie : la révolution numérique en ce qu’elle permet de s’affranchir de la concentration ; et le réchauffement climatique qui participe d’un consensus contre l’hyper-densification. Ce sont deux signaux majeurs. Un autre signal touche à l’épanouissement de l’être humain dont Rosa relève les dérèglements : la dimension métaphysique par un recul des religions, une réification de l’art et de la nature ; la dimension sociale par une artificialisation des interactions ; la dimension matérielle qui participe du phénomène d’accroissement entrainant une approche excessivement matérialiste. La perte de résonance qu’entraine cette combinaison amorce une aspiration vers l’espace et la nature. Le développement du télétravail et l’attrait retrouvé des villes moyennes corroborent cette dynamique de recentrement. « Se rapprocher de la nature » est la première motivation exprimée dans les études d’opinion (Cf. étude IFOP, supra). Le quatrième signal est celui de démarchandisation. Il est développé par Mumford qui distingue la « cité visible » de la « cité invisible » : La cité visible est celle dont nous observons la matérialité dans les métropoles ; la cité invisible est celle qui se développe, en dehors des processus de marchandisation traditionnelle, en utilisant le progrès technique qui prospère dans la cité visible (p. 781). Cette dualité se développe par les processus technologiques, qui d’une part rendent accessible des produits et services en dehors des zones de consommation classiques (supermarchés, centres-villes), mais également permettent de contourner les intermédiaires marchands traditionnels.

 

Il est difficile d’envisager la manière dont se reconfigureront les dynamiques spatio-temporelles, mais, fort des éléments ci-dessus, de nombreuses approches postulent d’un puissant effet de décentralisation. La question se pose desquelles de ces dynamiques sociales ou économiques auront raison des nouvelles possibilités offertes en matière d’organisation de la société ? La réponse est sans doute dans l’urgence qu’impose la crise climatique et dans les aspirations qu’elle suscite. Trois siècles de centralisation ont dégradé les équilibres humains et terrestres. Une prise de conscience semble s’amorcer. Il est possible que se mettent en place à des micro-échelles des organisations individuelles ou collectives qui viennent progressivement rééquilibrer la société. Le télétravail, le mouvement vers les villes moyennes ou l’aspiration des nouvelles générations à adopter de nouveaux modes de vie, sont intéressants à observer sur la durée. Rosa postule que le système d’accroissement porte en germe sa propre fin, compte-tenu des excès qu’il génère, mais surtout pour ce qu’il prive chacun des axes de résonance. Braudel, nous amène à s’intéresser à la part historique des villes pour en apprécier leur résilience. C’est en croisant ces approches que l’avenir se dessine : la part historique des villes étant d’abord l’accumulation des valeurs propres à satisfaire les « besoins de l’âme » chers à Simone Weil.

 

Bibliographie :

 

  • Fernand Braudel, 1985, La dynamique du capitalisme,
  • Dumont, Gérard-François. « Territoires : le modèle « centre-périphérie » désuet », Outre-Terre, vol. 51, no. 2, 2017, pp. 64-79.
  • Halbert, Ludovic. « Ce que les métropoles doivent au capitalisme, et réciproquement », Regards croisés sur l’économie, vol. 28, no. 1, 2021, pp. 37-45.
  • Bruno Latour, 2017, Où atterrir ?
  • Lewis Mumford, 2011, La cité à travers l’histoire,
  • Hartmut Rosa, 2021, Résonance,
  • Saskia Sassen, 2004, Introduire le concept de ville globale,
  • Saskia Sassen, 2009, Critique de l’État,
  • Emmanuel Wallerstein, 2011, Le capitalisme historique,
  • Simone Weil, 1943, L’enracinement,
  • Talandier, M. (2019). Résilience des métropoles: le renouvellement des modèles. Plan Urbanisme Construction Architecture ; POPSU.

 

Interview : Droite de demain

Bonjour M. Fromantin, vous avez reçu le prix de l’Enracinement – Simone WEIL en 2021 de la part du think-tank “Écologie Responsable”, qui est partenaire de notre semaine sur l’écologie de droite.

En quoi la pensée de la philosophe influence-t-elle votre action au quotidien ?

 

Simone Weil a développé une vision très construite sur ce qu’elle nomme « Les besoins de l’âme ». Elle postule des limites d’un système politique utilitariste, voire clientéliste, prompt à répondre aux besoins matériels mais incapable d’aller au-delà. Elle vise les dérives du « pragmatisme » comme doxa politique, sans que le passé, ni l’avenir ne soient véritablement intégrés. Elle dénonce les partis politique (Note sur la suppression générale des partis politiques, La Table-ronde, 1950) en ce qu’ils participent d’une passion collective qui détourne le débat des véritables enjeux. Elle promeut une pensée dont nos racines sont le socle, en défendant une action rayonnante et non pas repliée sur elle-même. Aujourd’hui la politique prospère sur les modalités de l’action plutôt que sur le sens de l’action.

 

L’écologie est-elle un sujet important pour vous ?

 

Nous enfermons l’écologie dans une épistémologie très réductrice qui limite la nature à une ressource. C’est une erreur majeure. L’écologie authentique va bien au-delà. La nature constitue notre cadre de vie ; nous en faisons partie. C’est la raison pour laquelle j’approche l’écologie, non pas comme un seul combat au service de nos ressources énergétiques, mais comme une qualité d’environnement que nous devons pouvoir offrir à chacun pour vivre et travailler là où il le souhaite. D’où ma conviction qu’une écologie responsable passe ouvre sur une politique d’aménagement du territoire. L’écologie passe par le développement équilibré et durable de chaque parcelle de territoire. Imaginer faire de l’écologie en sanctuarisant des zones rurales et en densifiant des zones urbaines, participe d’une politique irresponsable qui prive les populations de l’accès à la nature. « La nature en ville » est la forme caricaturale et asymétrique d’une fausse promesse.

 

Vous êtes maire de Neuilly-sur-Seine. Comment concevez-vous une politique écologique à l’échelle d’une commune urbanisée ?

 

Dans l’esprit que j’évoque ci-dessus, je conçois l’écologie urbaine comme un cadre de vie. Cela passe par une maîtrise de l’urbanisme, par la qualité des espaces publics, par la vie culturelle et par une trame végétale ambitieuse. Lors de mon élection, j’avais exprimé auprès de mes équipes que je préférais « une ville dans un jardin » plutôt que « des jardins dans une ville ». Cette approche témoigne de ce que l’espace public est au cœur du projet politique.

 

Quels sont les moyens dont disposent les élus locaux pour mener à bien ces projets ?

 

Les maires ont de moins en moins de pouvoirs pour mener à bien ces projets. Ils sont tributaires d’une sédimentation de normes dont aucune n’est véritablement de leur fait. L’urbanisme est une compétence intercommunale, obéissant à de multiples obligations de conformité, tant au niveau métropolitain, que régional ou national. Il nous appartient d’être créatif, de défendre nos approches singulières auprès des autres instances et de résister aux pressions du marché immobilier pour marquer nos singularités culturelles. Je suis souvent étonné de voir des villes perdre leurs identités, et se confondre, pour avoir cédé aux « visions » faussement audacieuses d’architectes ou de promoteurs  autocentrés.

 

 

Vous disposez de prérogatives en matière d’urbanisme. Quelles réflexions pouvons-nous mener sur la façon dont sont organisées nos villes afin de répondre aux modes de vie tout en prenant en compte les exigences écologiques ?

 

C’est dans une approche moderne de l’aménagement du territoire que se construisent des solutions pour nos villes. Je plaide pour que nous définissions une nouvelle armature territoriale en sanctuarisant un réseau de 350 villes moyennes. En veillant à ce que tous les Français soient à moins de 20’ d’une ville moyenne et que chaque ville moyenne soit à moins d’une 1h30 d’une métropole connectée au reste du monde. C’est dans un schéma de ce type que nous répondrons aux aspirations des Français à vivre dans des villes à taille humaine, en redéveloppant des services de proximité, sans nous éloigner des métropoles qui assurent l’interface avec la mondialisation. L’innovation nous offre les outils pour repenser l’aménagement du territoire, se redéployer et répondre aux aspirations légitimes des Français vers plus d’espace, de nature et de culture.

 

 

Évidemment, il y a certaines exigences d’ordre esthétique qui sont liées à la création ou la rénovation de bâtiments pour une commune. Est-il possible pour une Ville de permettre de construire écologique et beau ?

 

Là encore, réinterrogeons la décentralisation. Plutôt que d’édicter des normes nationales, ne pourrais-t-on pas laisser aux régions la possibilité de définir leurs propres règles dans ce domaine ? Chaque région a ses spécificités climatiques, des potentiels d’énergies durables différents, ou l’accès à des ressources particulières que nos ancêtres ont su mettre à profit pour se protéger de la chaleur ou du froid. Je crois davantage aux solutions locales et aux circuits courts qu’aux injonctions nationales. La beauté de l’architecture ne tient-elle pas à des formes, des savoir-faire ou des matériaux qui illustrent le génie, le sens de l’esthétique et la recherche d’efficacité dont notre patrimoine porte les stigmates ? Quand l’écologie répond de solutions standardisées, elle s’éloigne de ce qu’elle prétend incarner.

 

Vous avez récemment annoncé lancer une initiative dans le cadre des élections européennes. Est-ce que l’écologie sera un thème que vous souhaitez aborder et défendre dans le cadre de la campagne ? Pour vous, quel rôle doit jouer l’Union Européenne dans la préservation de l’environnement ?

 

Je me réfère beaucoup aux pères de l’Europe et en particulier au testament de Robert Schuman (Pour l’Europe, 1963). Sa conception même de l’Europe était de nature écologique. En pointant la diversité régionale de l’Europe comme une richesse, en évitant la surenchère énergétique, en alertant sur les risques de dérive bureaucratique, ou en appelant à un partenariat avec l’Afrique, l’approche de Schuman participait d’une doctrine mesurée par rapport à tout ce dont nous souffrons aujourd’hui. L’éthique même de l’écologie passe par une approche européenne car nous savons bien qu’un certain nombre d’enjeux ne trouveront des solutions durables que dans un environnement européen. Le défi de l’IA dont on mesure aujourd’hui les risques d’asservissement, est aussi un véritable sujet écologique. Car, si l’on accepte le principe d’une écologie large, alors la préservation de nos facultés cognitives et critiques doit faire partie de nos priorités

 

 

Pour vous, qu’est-ce que la droite a à apporter à l’écologie ?

 

Si la droite fait « comme tout le monde » en réduisant l’écologie à une proposition de mixte énergétique qui lui est propre, alors elle restera dans le débat étriqué qui marque la politique actuelle. Si la droite élargit sa vision en mettant l’écologie au cœur d’une nouvelle géographie, alors elle retrouvera sa raison d’être ; celle dont Simone Weil rappelait qu’elle n’aurait de sens qu’en redonnant à chaque Français quelque chose à aimer. Là est l’ambition écologique.

Retrouvons une boussole pour extraire la politique du pragmatisme dogmatique …

Sauvons la politique ! Du pragmatisme stérile, vers la possibilité d’un rêve …Par Jean-Christophe Fromantin, publié dans l’Opinion

 

Qui la droite fait-elle encore rêver ? On pourrait élargir la question en se demandant : à qui les partis donnent-ils encore envie ? À 2% de « très satisfait » dans le baromètre de la confiance (Sciences Po, 2023) – le même niveau que les réseaux sociaux –, avec un nombre de militants inférieur à 0,2% des électeurs, la politique vit une crise d’indifférence : signe inquiétant de sa disqualification face à la portée des enjeux. Elle en a connu d’autres peut-on rétorquer ! Bien sûr. Sauf que la complexité des défis à résoudre impose qu’elle soit plus que jamais forte, qu’elle inspire confiance, qu’elle porte une vision, un élan, dans une période qui appelle des choix majeurs. Nombreux sont ceux qui proposent des « réformes » d’ajustements, par centaines : Des dépenses en moins ! Des réductions d’impôts ! Des policiers en plus ! Des quotas d’immigrés ! Des prestations sous conditions ! C’est l’antienne presque monotone d’un débat médiatique teintée d’une passion subtilement indexée aux émotions de l’opinion. Mais est-ce encore de la politique – quand la promesse est à ce point réduite à des effets d’annonce, à des modalités, qui plus est de court-terme, fussent-elles audacieuses, voire sincères ? La politique n’est pas un catalogue, ni une plateforme d’idées décousues. Elle procède d’autres leviers ; elle appelle un cap, du souffle et des idéaux. Quelles utopies la droite est-elle en mesure de porter pour projeter une société nouvelle ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les mouvements dont la crédibilité prospère au rythme des peurs et de l’effondrement sont aux portes du pouvoir.

 

Bien qu’il soit difficile de qualifier « une » droite, (René Raimond, Les droites en France, 1954), nous assistons au glissement vers une approche utilitariste. Le pragmatisme est érigé en doctrine sans prendre en compte, ni anticiper, les transformations du monde. Il réduit l’action politique à des artefacts législatifs incohérents teintés de clientélisme et d’opportunisme. Nous transformons progressivement la politique en une relation « client-fournisseur » qui stimule l’individualisme et le corporatisme. La droite d’inspiration souverainiste prospère dans un pragmatisme-sécuritaire ; elle participe d’une compétition existentielle avec les mouvements dont la rhétorique ne s’encombre d’aucune nuance. L’autre droite, d’inspiration libérale, héritée de la démocrate-chrétienne, d’aucuns qualifient de centre-droit, revendique le pragmatisme-gestionnaire comme une valeur : faute d’idéal, la dépense publique est devenue son unique combat. Une « valeur », soit dit en passant, assez commode pour gérer sa carrière, passer d’un parti à l’autre, faire dissidence ou trahir ses anciens « amis », toujours au nom du pragmatisme. La philosophe Simone Weil alertait sur cette dérive : « Le temps est notre supplice, l’homme ne cherche qu’à y échapper, c’est-à-dire échapper au passé et à l’avenir, en s’enfonçant dans le présent, or ajoute-t-elle, pour construire l’avenir, il n’y a rien de plus vital que le passé » (l’Enracinement, 1943). Ces pragmatismes cantonnent le débat sur les moyens en omettant la fin. La politique en vue de quoi, interrogeait la philosophe ? Que reste-t-il du passé quand il n’est pour une droite que nostalgie, et pour l’autre qu’un compte en pertes et profits ?

 

C’est pourtant cette droite d’inspiration judéo-chrétienne qui offre une perspective de renouveau. Ses principes fondamentaux de liberté et de dignité sont enracinés dans l’histoire ; ils s’incarnent dans des combats menés par des hommes et des femmes dont elle peut légitimement revendiquer la filiation. C’est à nous qu’il appartient de réinterroger ces valeurs à partir d’une question essentielle : Sommes-nous en mesure de donner à chacun la possibilité de réaliser son projet de vie, librement et dignement, là où il aspire à vivre ? Cela constitue l’essence même de la politique. Tout le reste – dont beaucoup ont fait l’essentiel – est contingent. Cela semble évident, simple, incontestable. Et pourtant, nous l’avons perdu de vue. Au nom d’un pragmatisme, écologique, économique ou social cette promesse est devenue hors de portée. La densification urbaine, l’insécurité, les choix d’infrastructures, les déserts médicaux, l’appauvrissement des services publics, les difficultés croissantes à satisfaire les besoins primaires (14% des Français sont pauvres selon l’INSEE), ou l’accumulation de dettes, privent des générations entières de la possibilité d’un rêve. C’est vrai pour la France, ça l’est dans une autre mesure pour une partie du monde dont « le droit à ne pas émigrer » (Benoit XVI, 2012) prive des millions d’individus d’un avenir dans les territoires au sein desquels ils aspirent à vivre. On crée des logements, mais le projet « d’habiter » au sens profond du mot n’est plus constitutif ni d’une éthique, ni d’une promesse politique. Or, contrarier les rêves les plus légitimes neutralise deux leviers : celui de l’épanouissement personnel ; celui du projet collectif dont la prospérité est directement corrélé à la sérénité et au bonheur de chacun. Notre pessimisme, parmi les plus forts au monde, un sentiment profond de déclassement, une natalité en baisse, une défiance qui traverse toutes les catégories de population, participent d’une résignation dangereuse et par conséquent d’un risque grave pour la démocratie. Le pragmatisme en tant que doctrine est largement responsable de ce délitement. Il s’arme de précautions, s’exonère de responsabilités ; il engendre un monde plat, standardisé, normé, métropolisé, dont les cultures sont toisées par des directives, des règlements ou des schémas, tous répondants du pragmatisme. La cancel-culture prospère sur ce terreau aseptisé qui efface petit à petit les reliefs et les singularités du monde.

 

Et pourtant, cette aspiration des Français à réaliser leur projet de vie est une chance dont nous devons extraire une vision pour en orchestrer les grandes politiques publiques. Car, si notre histoire inspire nos valeurs, notre géographie inspire nos projets : plus de 80% des Français rêvent de vivre dans un village ou une ville moyenne (IFOP, 2023). Cette appétence pour les territoires participe d’un formidable sentiment d’appartenance ; c’est une ouverture au bien commun, en ce qu’il est à la fois l’héritage et le socle de nos projets. Car chaque territoire porte les stigmates d’une histoire, d’une géographie, de savoir-faire et de ressources dont il nous appartient d’en faire nos terreaux fertiles et un projet d’avenir. De ce signal et de cette espérance, nous devons amorcer un renouveau politique et susciter une dynamique de mobilisation. Avec trois axes : la mise en place d’un ambitieux programme de revalorisation et d’aménagement des territoires pour refertiliser la France, ses cultures, son patrimoine, son capital productif et permettre à chacun de vivre et prospérer là où il le souhaite ; la réaffirmation du principe politique de subsidiarité pour redistribuer les compétences aux échelles locales, régionales, nationales ou européennes, là où elles sont le plus efficaces et légitimes, là où elles s’adaptent le mieux à l’évolution des enjeux, là où elles réveillent la confiance, stimulent la réconciliation et font vivre la démocratie ; l’orientation de l’innovation vers le développement et le rayonnement de chaque territoire, jusqu’au plus petit de nos villages, pour convertir les technologies en progrès, pour qu’elles soient un moyen plutôt qu’une fin, pour réitérer ce que l’industrie a été : un formidable levier de prospérité dont la France a su tirer une part de son récit.

 

« Donner aux Français quelque chose à aimer et leur donner d’abord à aimer la France » disait Simone Weil au Général de Gaulle, quand il lui demandait à Londres, en 1941, au plus profond du désespoir, à l’acmé des crises, comment renaître de la guerre. La réponse est aujourd’hui la même, car la France porte en germe ce potentiel d’émerveillement qui donne à chacun les moyens d’espérer, de rêver, et ensemble, la force d’y croire.

 

 

 

 

 

 

 

 

Anticiper ou subir ?

L’actualité qui s’enchaine à un rythme effréné démontre à quel point, non seulement le monde est incertain, mais que la vitesse de diffusion des informations – qu’elles soient vraies ou fausses – peut à tout moment faire basculer les équilibres. La linéarité des processus socioéconomiques n’est plus si évidente ; les émotions associées à la vitesse des algorithmes remettent en cause les extrapolations que nous établissions à partir d’hypothèses que nous pensions robustes. Or, si les modèles sont de moins en moins linéaires, et si les hasards deviennent sauvages, la question se pose avec acuité des fondements sur la base desquels nous pouvons dorénavant anticiper.

 

D’aucuns misent sur l’intelligence prédictive en ce qu’elle permet, en faisant converger des données statistiques et l’intelligence artificielle, d’anticiper les évolutions à venir. Là encore, l’hypothèse se construit dans une configuration stable et continue puisque l’intelligence prédictive ne se base que sur des données et des enchainements déjà éprouvés et par conséquence probables. Le fameux adage, « les mêmes causes produisent les mêmes effets », s’emballe alors à des puissances de calcul stratosphériques sur des centaines de milliards de paramètres. Ce qui fait dire à de nombreux scientifiques qu’il sera de plus en plus difficile de maîtriser les accélérations de ce phénomène.  Tels les moutons de panurge dans le roman de Rabelais, anticiper en se basant sur l’intelligence prédictive risque ainsi de nous embraquer dans des enchainements et des reproductions dont les effets nous échapperont puisque les combinaisons possibles dépassent notre imagination.

L’approche prédictive est à la fois continuiste et biaisée en ce qu’elle se base sur le passé et accentue les tendances ; elle est finalement antagoniste de l’anticipation puisqu’elle neutralise la part irrationnelle de nos comportements.

 

Une autre approche est de considérer l’intelligence prédictive, non pas comme un vecteur d’anticipation, mais comme un nouveau processus d’industrialisation. Cela revient à postuler que l’anticipation procède davantage de la manière dont évolueront nos comportements, forts des gains d’efficacité que ces technologies nous procurent, que de la gestion d’un système de reproduction accéléré. Keynes prédisait 15h00 de temps de travail en 2030 ; on estime aujourd’hui que le temps de travail rémunéré ne représentera plus que 10% de notre existence à ce même horizon (vs 70% au mitan du XIXe siècle). Que ferons-nous du reste du temps ? Pour avancer sur cette question, l’anticipation mérite que nous nous libérions des modèles mathématiques et que nous réinterrogions en profondeur les sciences humaines. Comme le rappelait l’économiste Christian de Boissieu lors du cycle Anticipations 2023, la compréhension de scenarios économiques d’avenir appellent à ce que nous échangions avec les historiens, les géographes ou les sociologues afin d’intégrer la non-linéarité des processus que nous vivons. C’est aussi vers quoi tendait le philosophe des sciences Bruno Latour quand il appelait à réinterroger nos terrains de vie au sens fondamental du terme (Où atterrir, 2017)  ; c’est la même question que pose le sociologue Hartmut Rosa (Résonance, 2018) quand il rappelle que nos comportements procèdent d’un équilibre entre une part sociale, une part matérielle et une part métaphysique, et nous met en garde sur notre perte de résonance au profit d’une hypermatérialité dont les algorithmes accentuent la pression.

 

Là réside sans doute le quiproquo entre l’extrapolation et l’anticipation : l’un mise sur l’accélération des modèles dans une hypothèse continuiste ; l’autre intègre la complexité de l’être humain dans un schéma discontinuiste. C’est aussi la confusion entre les notions d’innovation et le progrès : l’une est construite sur la seule technique ; l’autre met en perspective le sens de la vie. Les crises que nous vivons procèdent de ces tensions entre des accélérations difficilement maitrisables et une recherche d’authenticité dont on perçoit de plus en plus les signaux. C’est particulièrement intéressant de voir comment nos comportements incarnent ces tensions : entre les phénomènes paradoxaux de fast fashion et de seconde main ; dans le conflit entre une réalité métropolitaine et l’aspiration profonde des 18-35 ans à vivre dans un village ou une ville moyenne ; entre nos prises de conscience des enjeux environnementaux et nos difficultés à changer nos comportements.

Nos approches stratégiques devront de plus en plus s’extraire de la linéarité des modèles pour s’intéresser aux valeurs socles qui fondent nos comportements. Car, bien que nous soyons prompts à savoir maîtriser le temps court ou le temps long grâce aux technologies, c’est bien dans l’appréhension du temps large avec sa part irrationnelle que se dessinera l’avenir.

Jean-Christophe Fromantin et Mercedes Erra

Publié dans Les Echos le 7 novembre 2023

En solidarité avec la population israélienne, dès le 9 octobre, le drapeau d’Israël a été posé toute la semaine au côté du drapeau français sur la façade de l’hôtel de ville de Neuilly. Un acte symbolique pour partager notre émotion, notre soutien et montrer au peuple israélien qu’il n’est pas seul.

Restons fidèles aux (justes) intuitions des pères de l’Europe

Par Jean-Christophe Fromantin, publié dans Le Point

 

À 10 mois du scrutin européen, au risque qu’il soit détourné par les scories d’une politique nationale si courte dans ses idéaux, il est temps de poser la question des enjeux de cette échéance. Dans une économie politique qui se joue à l’échelle mondiale ; au cœur de crises qui démontrent l’obsolescence de frontières nationales dans ce qu’elles peuvent apporter comme solutions durables à de nouveaux défis qui les dépassent ; dans un besoin impérieux de dialogue, voire de réconciliation ; revisitons la vision de Robert Schuman – dont nous célébrerons le 4 septembre le 60ème anniversaire de sa disparition – dont l’héritage spirituel et politique revêt aujourd’hui une acuité particulière.

 

Penchons-nous plus précisément sur quelques composantes sous-jacentes à la déclaration du 9 mai 1950 – instituant une première communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) – pour poser les bases d’une double ambition de prospérité et de paix.

Robert Schuman rappelle dans Pour l’Europe, qu’avant d’être une communauté d’intérêts, économique ou militaire, l’Europe doit être une « communauté culturelle dans le sens le plus élevé de ce terme ». Reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe, bien au-delà de tout prosélytisme, est la condition pour assurer la stabilité des valeurs qui fondent nos démocraties et pour engager des transformations sans perdre le cap. Renoncer à cette référence fragilise les acquis de liberté, d’égalité, de fraternité, mais aussi de dignité humaine, que notre histoire a si patiemment façonné jusqu’au cœur de nos convictions, puis de nos institutions. Ces références, sans cesse rappelées, confirment les liens authentiques qui nous unissent, et donnent à l’action politique européenne ses fondements historiques.

Dans l’initiative du 9 mai 1950, Robert Schuman ouvre une question qui nous est à nouveau posée : celle des bonnes politiques aux bonnes échelles. Nous devons comprendre que les solutions durables sont directement corrélées aux périmètres géographiques au sein desquelles nous choisissons d’agir. Or, ces périmètres ne sont ni figés dans le temps, ni dans l’espace ; ce qui était vrai au Moyen-âge, ou lors de la Révolution industrielle, ne l’est plus dans le monde actuel ; de nouveaux enjeux procèdent de nouvelles échelles d’action. Le retour des territoires comme de la dimension européenne s’invitent dans un paradigme socioéconomique en profonde mutation. C’est l’intuition de Robert Schuman que d’avoir enclenché concrètement ce principe d’échelle d’efficacité. Les mêmes tensions qui portaient hier sur la production du charbon et de l’acier, apparaissent aujourd’hui dans l’énergie, avec des fragilités politiques associées aux asymétries entre nos pays. Répondre à cet enjeu appelle à ce que nous définissions à nouveau des principes communs de production et de consommation. Faute de quoi, l’énergie deviendra un motif de tensions croissantes dont la guerre en Ukraine démontre la dangereuse réalité.

Une autre mention fondamentale de la déclaration de 1950 associe étroitement l’Europe au développement africain. Robert Schuman appelle à ce que « les frontières soient des lignes de contact avant d’être des barrières » ; autrement dit, à ce que le développement soit partagé. Dès 1967, le Pape Paul VI, relayé par l’ONU, alerte sur les déséquilibres entre l’Europe et l’Afrique : « les peuples de la faim interpellent aujourd’hui les peuples de l’opulence ». La crise migratoire raisonne comme l’échec d’une vision que nous n’avons pas réussi à traduire en actes concrets. Or, les conséquences à venir du réchauffement climatique, les distorsions entre les politiques étrangères menées par les pays d’Europe, et le prisme sécuritaire à partir duquel nous réduisons la portée de cet enjeu, stimulent les tensions plutôt que d’atteindre les objectifs de prospérité et de paix qui caractérisent le cœur même du projet européen.

Enfin, puisque l’efficacité politique participe d’abord d’un idéal humain – « L’Europe ne devra pas rester une entreprise économique et technique, il lui faut une âme » rappelle Robert Schuman –, force est de constater que « l’ankylose administrative » éteint progressivement cet idéal. La sur-administration touche dramatiquement l’organisation européenne mais aussi la plupart de nos États, jusqu’à nous détourner de l’authenticité et du sens de l’action politique. Le souffle de nos démocraties appelle à ce que nous réinterrogions courageusement et régulièrement nos organisations et la légitimité de leurs gouvernances. Les perspectives d’abstention en 2024 sont de ce point de vue alarmantes au vue des défis à relever.

 

La préservation de notre souveraineté dans sa dimension nationale, comme celle de nos identités dans leurs diversités territoriales, suppose de reconnaitre nos limites dans une double problématique : celle d’un monde qui se polarise autour de quelques blocs immensément puissants ; celle d’enjeux, climatique, numérique ou de sécurité, dont nous ne soupçonnions pas l’intensité, ni même l’existence, il y a quelques années. Pour les appréhender, ces défis méritent que nous en prenions la juste mesure, fidèle à l’esprit de subsidiarité. Robert Schuman met en garde sur la « [tentation] de ne voir que les libertés abandonnées sans voir l’autorité et les garanties acquises ». Cette prise de conscience est aujourd’hui essentielle. Elle conditionne notre indépendance et la sauvegarde de nos cultures ; elle donne une actualité particulière au futur scrutin européen. Il nous appartient aujourd’hui de s’employer collectivement à rédiger l’acte II de Pour l’Europe, en essayant de ne pas trahir la profonde intuition des pères de l’Europe dont les défis actuelles confirment la justesse.

Notre Europe …

Parce que nos histoires et nos cultures ont façonné l’Europe ; parce que nos racines s’incarnent dans nos territoires ; parce que nos valeurs communes garantissent notre souveraineté et nos singularités à l’échelle du monde ; parce que les enjeux contemporains portent en germe de graves tensions et appellent à ce que l’Europe soit plus unie …

Nous lançons un appel à tous ceux qui portent l’idée d’une Europe à la fois plus proche et plus forte pour renouer avec ses objectifs de paix et de prospérité chers aux pères de l’Europe.

 

La perspective de mener une liste aux élections européennes poursuit trois objectifs :

 

  • Porter un projet dont notre géographie et notre histoire seront le socle et le monde notre champ d’action. Il est temps de réconcilier les échelles territoriales, nationales et européennes, souvent opposées, alors qu’elles répondent d’enjeux complémentaires : nos cultures s’expriment à travers nos territoires ; la France est garante des enjeux régaliens ; les grands défis contemporains, numériques, énergétiques ou géopolitiques, se jouent dans un rapport de force dont l’Europe est l’échelle d’efficacité.
  • Faire entendre à Strasbourg la voix des territoires et de ceux qui y vivent, en faveur d’une Europe qui protège et développe nos racines et nos richesses, face à la mondialisation des conflits, des économies et des migrations.
  • Mobiliser une nouvelle génération d’élus, à la fois enracinée, innovante et ouverte au monde ; forte de la confiance que les Français placent encore dans ceux qui agissent au plus près de leurs préoccupations, en mesure de défendre, par ses compétences et son engagement, le rayonnement des territoires, de la France et de l’Europe.

 

« Depuis plusieurs années – avec des équipes d’élus et d’experts – nous avons engagé une réflexion sur les changements politiques nécessaires dans un contexte en mutation. J’ai la conviction que nos racines, pour ce qu’elles incarnent notre identité, nos singularités et notre rayonnement, portent une société nouvelle et plus humaine – à l’opposé d’une globalisation standardisée, métropolitaine ou d’un repli sur soi.

Le contexte plaide en faveur d’une initiative audacieuse. Nous percevons les tensions d’une fin de cycle qui altère la confiance et réduit l’espérance. Les crises sont majeures ; les réponses actuelles sont courtes, visant davantage à repousser les échéances du vieux monde qu’à créer les conditions de paix et de prospérité d’une société nouvelle : la résignation s’incarne dans l’abstention grandissante ; le doute s’installe sur l’efficacité de l’action politique ; la colère s’exprime dans une radicalité inquiétante » – Jean-Christophe Fromantin, 4 septembre 2023

 

Une conférence de presse sera organisée fin septembre autour des membres de l’équipe de campagne afin de présenter nos objectifs et de dessiner les premières orientations

Mon interview dans le Journal du Grand Paris

Se plaçant en faux contre l’essor d’une « métropolarisation », Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), appelle l’État à ouvrir le débat sur l’avenir des métropoles. Opposé au Scot métropolitain voté le 13 juillet, qui « va trop loin », Jean-Christophe Fromantin doute non seulement de l’efficacité de la sédimentation du Sdrif-e, du Scot et des effets collatéraux du PLU bioclimatique de Paris, mais aussi de leur articulation avec les plans locaux d’urbanisme intercommunaux et des injonctions de l’État qui se multiplient.

 

 

  • Vous doutez de la capacité des documents d’urbanisme de la région et de la métropole du Grand Paris à être appliqués, pour quelles raisons ?

Je suis extrêmement sceptique sur l’efficacité qui résulte de l’empilement de tous ces outils normatifs qui s’enchainent et s’encastrent (chacun pose sa plaque sédimentaire) sans réelle vision stratégique ni anticipations socio-économiques. Nos villes doivent en effet composer avec leurs intercommunalités, et la métropole du Grand Paris, qui n’ont pas été désirées dans le périmètre imposé, avec un acteur fort qui est Paris dont chaque action (PLUi, périphérique…) a une conséquence sur nos communes ; se plier au Scot métropolitain (Schéma de cohérence territorial), au Sdrif-e (Schéma de développement régional de l’Ile-de-France environnemental), aux nombreuses injonctions normatives de l’État, et le faire dans un cadre contraint d’une perspective de loi de finances dont le pacte de stabilité, risque de détériorer encore l’environnement financier des communes, alors qu’elles disposent de très peu de leviers d’indépendance et d’autonomie. Je n’ai jamais vu une équation aussi compliquée. Nous sommes sur une mauvaise route.

 

  • Pourquoi avez-vous voté contre le Scot métropolitain le 13 juillet ?

Parce qu’il va trop loin et sort de son rôle, puisqu’il est trop prescriptif jusqu’à sectoriser le nombre de logements par quartier, alors qu’il ne devrait pas l’être s’agissant d’un document d’orientation. De plus, cette volonté de cohérence métropolitaine est très contrariée par la cohabitation de deux entités : la Région et la MGP, et à l’intérieur de la métropole d’un acteur majeur qui est Paris qui joue assez solo par rapport aux deux autres. Pourquoi par exemple construire demain des dizaines de milliers de logements comme le Sdrif-e et le Scot le demandent en densifiant, alors que l’écart de chaleur à climat égal entre les zones denses et celles à faible densité atteint 4°C le jour et 10 à 12°C la nuit, que les Français demandent de l’espace et que les perspectives économiques n’appellent pas une telle densification ?

 

  • En quoi le PLU bioclimatique de Paris impacte votre commune ?

Paris est légitime à faire son PLU bioclimatique, pour autant, le poids qu’il représente dans la métropole le rend incontournable et s’impose de fait aux autres communes. C’est comme si nous avions trois acteurs : Paris avec son PLU bioclimatique, car compte tenu de l’influence que représente la capitale, ce qui sera refusé dans Paris se fera à l’extérieur ; la MGP avec le Scot qui est très prescriptif et la Région avec le Sdrif-e et ses orientations. Tout cela entame d’autant les marges de manœuvre pour nos communes ; qui elles-mêmes sont contraintes dans un PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal) qu’elles doivent réaliser avec d’autres communes avec lesquelles elles ont été mariées de force. Quelles libertés nous restent-ils ?

 

  • Le Sdrif-e et le Scot ne seront-ils pas des avancées ?

Pas pour nos communes si on considère qu’elles sont encore nécessaires. Quelles libertés avons-nous entre des normes de plus en plus dures de l’Etat, un PLUi, un Scot et un Sdrif-e ? Tous ces documents normatifs dit de cohérence réduisent nos marges de manœuvre et comme nous avons besoin de faire preuve de créativité pour contourner l’absence de moyens financiers, nous nous retrouvons dans un étau de plus en plus difficile à gérer. Ensuite, ils sont tous pleins de bonnes intentions et contiennent des règles très à la mode, mais de quels moyens disposons-nous pour les déployer ? Et quelle cohérence avec un aménagement du territoire dont l’État est responsable.

 

  • Comment va s’inscrire le PLUi de Paris Ouest La Défense dans ce schéma ?

Paris Ouest La Défense démarre son PLUi, nous définissons les grandes orientations. Mais il est difficile à ce stade de savoir comment tout cela fonctionnera harmonieusement. Les PLUi ne sont pas une somme de PLU. L’État aura aussi son mot à dire. L’avenir nous dira quelle liberté ils laisseront aux maires.

 

  • Vous remettez en cause le développement métropolitain, il semble pourtant inexorable non ?

Les métropoles seront des carrefours particulièrement stratégiques dans la mondialisation. Mais cela ne veut pas dire qu’elles seront des espaces d’hyper-concentrations démographiques. Au contraire. Leur intensité prime sur leur densité. Cette perspective d’y habiter n’attire plus les Français, ils sont moins de 20% à citer les métropoles comme un choix de vie. C’est une vision datée. Et le constat est le même à travers le monde. Il touche majoritairement ls jeunes générations. C’est pourquoi il est urgent que l’État ouvre le débat de l’aménagement du territoire et permette ainsi de mettre en cohérence une armature nationale plus équilibrée et des objectifs mieux coordonnées. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Et son silence risque d’avoir des conséquences dramatiques. C’est un enjeu social, c’est une condition essentielle pour un développement économique durable, c’est également la clé de voute d’une approche énergétique et écologique moderne. Nous en sommes loin aujourd’hui, le caractère erratique des politiques publiques en témoigne.

 

  • La métropole du Grand Paris n’a-t-elle pas un rôle spécifique à jouer par rapport aux autres métropoles françaises ?

C’est le même débat pour tout le monde. Certes, il y a des problèmes et des enjeux particuliers à la MGP dans une construction politique de base. L’idée d’avoir un réseau de métropoles qui soient des connecteurs du pays au reste du monde et qui aient des fonctions référentielles (académiques, politiques, etc.), est un vrai sujet qui appartient à toutes les métropoles. C’est « l’intensité » que j’évoque dans la question précédente qui doit retenir nos approches stratégiques. Car je suis convaincu que fort d’une vision plus équilibrée du peuplement, du système économique et de l’aménagement du territoire on neutralisera un certain nombre de difficultés notamment sur le logement dont les tensions sont provoquées d’abord par les asymétries accumulées de notre développement territorial.

 

  • Il en incombe selon vous à l’État, pourquoi ?

Nous sommes orphelins aujourd’hui d’une réponse de l’État sur la manière dont il conçoit l’aménagement du territoire au 21e siècle. Le fait d’avoir rabattu sur des villes de plus en plus grandes des populations à cause de la fermeture des services publics pour réaliser des économies d’échelle, a créé petit à petit des tensions qui n’avaient pas lieu d’être. Toutes les tensions résultent d’un système qui a fonctionné de façon hasardeuse, et désordonnée depuis 20 ans face à toute une série de nouveaux enjeux que nous n’avons pas anticipés, ni gérés et qui aboutit à des situations telles que celles qu’on connait aujourd’hui. On arrive à la fin d’un cycle dont les réglages court-termistes montrent leurs limites.

 

  • Que doit faire l’État ?

L’État a une fonction stratégique et d’aménagement du territoire dans un souci d’équilibre et d’aspirations des Français. Je l’interpelle sur la façon dont il voit l’équilibre de l’aménagement du territoire en France compte-tenu 1) d’aspirations sociales et sociétales de mieux en mieux exprimées, 2) d’enjeux économiques et écologiques majeurs et 3) de recherche d’efficacité des politiques publiques devenues de plus en plus compliquées au regard de l’accumulation de dette et des difficultés financières. D’ailleurs la note de la Cour des comptes sur la contribution des collectivités (dans le cadre de la revue des dépenses publiques) est interpellante et inquiétante dans ce qu’elle pourrait entrainer les collectivités locales dans la spirale déficitaire de l’État.

 

  • Que dit-elle ?

Elle remet en cause les 158 milliards d’euros transférés aux collectivités locales qu’elle voudrait encadrer. Elle voudrait revoir les compensations de la suppression de la taxe d’habitation et de la CVAE (Cotisation sur la valeur ajoutée) en critérisant les transferts de l’État. Il est question également d’une remise en cause du FCTVA avec un remboursement des dépenses qui correspondent aux politiques publiques et à la transition énergétique. Enfin il est prévu un renforcement des fonds de péréquation. Finalement, ces préconisations reviendraient à priver les collectivités territoriales de leurs ressources pour pallier les déficits chroniques de l’État. L’issue est simple : cela reviendra à détériorer nos capacités d’investissements pour compenser les déficits de fonctionnement de l’État. L’inverse de ce dont nous avons besoin …

Propos recueillis par Fabienne Proux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La surprenante note de la Cour des comptes qui tend à nationaliser l’action territoriale pour satisfaire au pacte de stabilité …

Mon communiqué :

 

La note publiée au cours de ce mois par la Cour des comptes dans le cadre de sa revue des dépenses publiques pourrait porter un coup très dur à l’autonomie des collectivités territoriales. Ses préconisations pour associer les collectivités à la diminution des dépenses publiques et pour « influer » leurs actions interpellent. D’abord dans sa philosophie : en remettant en cause (ou en encadrant) les ressources destinées à compenser les suppressions de fiscalité propre (TH et CVAE) ; en attribuant aux collectivités la responsabilité des inégalités socio-économiques et démographiques qui sont d’abord la conséquence d’une absence de politique d’aménagement du territoire et d’un recul constant des services publics ; en faisant peser sur les collectivités les errements budgétaires de l’État au risque d’embarquer la bonne santé des finances locales dans la spirale déficitaire du pays.

 

Il serait contreproductif de diminuer les capacités d’investissements des collectivités pour compenser les déficits chroniques du budget de l’État

 

Le risque des orientations proposées de réduire encore l’autonomie des collectivités territoriales – au-delà d’une démotivation des élus qui perdent progressivement tous les leviers de gestion – serait de contraindre leurs marges de manœuvre entrainant de facto une baisse de l’épargne, de l’autofinancement et par conséquence des investissements. Or, il faut rappeler que la France n’est qu’en 6ème position en termes d’investissements public/PIB et que les collectivités territoriales assurent 70% de cette dépense.

 

Il est légitime que l’État vise une approche globale de la réduction des dépenses publiques mais cela mérite qu’elle soit intégrée préalablement dans une vision stratégique, cohérente et globale de l’action publique territoriale

 

Les asymétries et les incohérences qu’entraine la dispersion des politiques publiques depuis trop d’années génère des surcoûts de plus en plus importants, des inégalités chroniques et une perte d’efficacité régulièrement constatée dans plusieurs domaines comme la santé, l’éducation ou l’habitat. A l’aune des défis que nous devons relever, il appartient à l’État « stratège » de questionner à nouveau les échelles d’efficacité des politiques publiques, de poser une armature territoriale qui serve de référence à l’ensemble des parties prenantes, publiques et privées, de coordonner la cohérence d’ensemble et par conséquence de construire des flux financiers mieux alignés. L’action combinée des collectivités territoriales et de l’État gagnerait en efficacité budgétaire si une véritable politique d’aménagement du territoire était mise en place.

 

Une nationalisation des leviers d’action des collectivités locales iraient à l’encontre des principes d’efficacité et de créativité dont chacun convient qu’ils sont intimement corrélés à une politique de décentralisation

La Terre ou le Globe ?

Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué d’Anticipations, Chercheur associé Chaire ETI, IAE Paris-Sorbonne, Maire de Neuilly.

 

A l’heure de la sidération face au spectre de l’intelligence artificielle, le cycle Anticipations 2023 a été marqué par une mise en perspective de réalités très humaines – ce que Gregory Quenet appelle « le terrestre » en réponse à la notion de « globe » dont les dernières décennies ont marqué l’acuité -. En réponse aussi à l’essayiste Thomas Friedmann qui, dans son ouvrage de 2005 annonçait La terre est plate, une brève histoire du XXIe siècle, au motif d’une dilution des frontières et d’une uniformisation de nos modes de vie et de travail. Une approche dont le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz disait pourtant qu’elle représentait « ce que ce nouveau monde deviendra pour nous tous ». Or, depuis quelques années, des signaux faibles apparaissent laissant à penser que le monde n’est pas si plat ; que les populations n’aspirent pas tant à cette uniformisation ; et que la dégradation du climat est directement liée aux modes de vie et de consommation que l’aplatissement engendre. Sans remettre en cause les bienfaits pour le développement d’un système d’échange mondial plus fluide, bien au contraire ; la question se pose néanmoins de qui, du Globe que nous consommons ou de la Terre que nous habitons, ouvre la voie vers un monde meilleur ? C’est sans doute dans cette distinction que se pose avec autant de passion le sujet du sens, si présent dans nos débats.

 

Alors, la Terre ou le Globe ? Cette question fût au cœur des anticipations que nous avons étudiées lors du cycle 2023 : « Le terrestre est un fondement d’où on peut tirer la poétique de la terre » (Gregory Quenet, Anticipations 2023). Cette poésie, c’est la part de métaphysique et d’émerveillement nécessaires à notre équilibre ; ce que le sociologue allemand Hartmut Rosa appelle notre relation (authentique et nécessaire) au monde et à la nature. Les signaux faibles observés par les uns et les autres plaident dans ce sens. Ils ouvrent vers un paradigme plutôt inattendu à l’avantage du « terrestre » : Les échelles de proximité sont priorisées ; les circuits courts s’invitent en force dans les dynamiques économiques et financières ; les énergies renouvelables se territorialisent ; l’émergence des critères extra-financiers dans les évaluations économiques annoncent une prise de conscience de la prévalence des réalités humaines sur les approches performatives ; les études d’opinion expriment la préférence de nos contemporains pour les échelles humaines – majoritairement chez les moins de 35 ans – ; et la génération alpha, qui sera sur le marché de l’emploi en 2030, s’imagine plus libre que jamais. Si on ajoute que le temps de travail rémunéré diminue inexorablement jusqu’à passer – probablement au cours de la prochaine décennie – en deçà des 10% du temps de notre existence, nous pouvons légitimement nous interroger sur l’évolution de nos projets de vie et sur le sens que nous chercherons à leur donner : Plus enracinés, plus terrestres, plus humains. N’est-ce pas le retour de l’histoire et de la géographie dans nos sociétés ? L’innovation est intimement liée à ce mouvement vers la Terre. Car les facilités qu’ouvrent les technologies permettent de se libérer des injonctions verticales et centralisatrices pour autant que nous en fassions des moyens au bénéfice de nos projets de vie, plutôt qu’une fin au détriment de notre libre arbitre.

 

Au cours du cycle Anticipations 2023, l’économiste Christian de Boissieu témoignait de cette évolution en pointant la non-linéarité des modèles qui ébranle nos certitudes. Les crises que cela entraine, annoncent probablement l’obsolescence d’un cycle et l’émergence d’une acception plus authentique du monde. Revenir à l’échelle humaine, doit nous amener à mieux écouter les historiens, les géographes ou les sociologues, car si le globe est lisse, la terre, elle, nous entraine dans ses reliefs, ses aléas et ses saisons. Et c’est évidemment la Terre qui aura le dernier mot ….

Publié dans Les Echos le 5 juin 2023

Invité politique du Point

Il est l’un des élus… les mieux élus de France ! Avec 60 % des voix, dès le premier tour des dernières municipales, pour un troisième mandat. Et, dans la foulée, près de 77 % des suffrages, au premier tour des départementales en 2021 – le seul à être victorieux à ce scrutin-là en Île-de-France.

Indépendant, iconoclaste, le maire de Neuilly-sur-Seine, et vice-président du département des Hauts-de-Seine, Jean-Christophe Fromantin, un ancien chef d’entreprise qui avait conquis en 2008 à la surprise générale ce bastion de la sarkozie, creuse son sillon en marge des partis politiques. Pragmatique et créatif, l’homme développe depuis de nombreuses années une réflexion sur une nouvelle organisation territoriale adaptée aux modes de vie en plein bouleversement. Jean-Christophe Fromantin est l’invité de l’entretien politique du Point.

 

Le Point : Les actes de violences à l’encontre de Yannick Morez, le maire de Saint-Brévin-les-Pins l’ont poussé à la démission. L’affaire provoque une large émotion. Beaucoup de maires en ont ras-le-bol. Exercer un mandat local est-il devenu dangereux ? 

 

Jean-Christophe Fromantin : De plus en plus compliqué, en tout cas. L’action du maire est au cœur d’une nébuleuse institutionnelle à la fois confuse et lourde qui dilue sa capacité d’action, alors que les problèmes à résoudre sont eux bien présents. La complexité de notre système consume à feu doux les énergies jusqu’à provoquer des centaines de démissions ; en parallèle nos communes sont progressivement privées de ressources. Nous devenons les paratonnerres de multiples contestations puisque nous sommes les seuls élus à portée de main. Il y a une paupérisation des services publics, et les citoyens nous le reprochent, alors que bien souvent nous n’y sommes pour rien. L’État lance des projets dont nous sommes une des courroies de transmission sans qu’il aille jusqu’au bout. Nous ne pouvons pas être les variables d’ajustement d’un État impécunieux. Ses représentants sont souvent aux côtés des maires pour les inaugurations, mais trop rarement lorsqu’un problème surgit. Avant de créer les maisons France services, le gouvernement aurait dû réinterroger les moyens nécessaires à l’exercice de nos services publics.

 

Vous est-il arrivé de vouloir jeter l’éponge ?

 

Quand on ouvre le parapheur, et qu’on trouve vingt lettres d’insultes et de reproches, ou que sur les réseaux sociaux les gens se déchaînent contre vous, oui, il peut y avoir des moments de doute. C’est quelque chose que l’on partage beaucoup avec les collègues. L’autre jour, dans la rue, un riverain me reprochait d’avoir engagé un chantier de travaux publics transformant le quartier, et il m’a traité de criminel !  Les mots dérapent. Je porte plainte, mais la justice lui donne raison, au prétexte de la liberté d’expression. Heureusement, d’autres savent reconnaitre la qualité des actions que nous menons et notre disponibilité. Ça encourage.

 

Sentez-vous une dégradation dans les relations avec les administrés ?

 

La crise sanitaire, comme les dérives climatiques ont probablement amplifié les angoisses et les questions sur l’avenir. Beaucoup de réponses ont été données sur les perspectives de court terme mais peu sur celles de long terme. Or, c’est aussi sur ce terrain des grands projets sur la durée que nous devons agir pour adapter notre société à un contexte qui évolue en profondeur. Cet écart entre les enjeux et les solutions de long terme provoque me semble-t-il la défiance qui prospère depuis plus de dix ans dans la société. Nous en vivons quotidiennement les effets. La violence est aussi le reflet d’une forme de peur et de refus du fatalisme.

 

Le maire de Saint-Brévin-les-Pins a parlé de l’impuissance publique. Les élus de proximité se sentent-ils abandonnés par l’État ?

 

L’État fait de grandes annonces, du style, on va créer 10 000 places de crèche, accueillir des migrants, déployer plus de policiers sur le terrain… Et après, légitimement, tout le monde vient nous voir pour demander des comptes alors que nous n’y sommes souvent pour rien.  « Vous avez prévu des places de crèche, mais où est la mienne ? J’ai été cambriolé, et ils sont où vos policiers ? Il faut deux mois pour obtenir un rendez-vous pour un passeport alors qu’on vient d’annoncer des moyens nouveaux à votre disposition ! » L’onde de propagation des annonces nationales s’invite immédiatement dans le dialogue que nous avons avec la population. Pendant le Covid, quand le gouvernement a annoncé la vaccination, moins de 24h00 après nous avions reçu 70 000 appels en mairie. En 2008, quand j’ai commencé mon mandat, la ville recevait 7 à 8 millions d’euros de Dotations globales de fonctionnement (DGF). Aujourd’hui, c’est zéro. Et, en vertu du système de péréquation, nous sommes prélevés chaque année de près 12 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 100 millions. En 15 ans l’État nous a privé de plus de 20 millions de recettes. Sur le même période, les effectifs de la police nationale ont diminué de moitié, passant de 150 à 70 policiers, je dois compenser en recrutant 60 policiers municipaux, soit un budget de 5 millions d’euros par an. La sécurité sociale a fermé ses deux guichets et les co-financements diminuent de jour en jour. Et maintenant, l’État annonce qu’il ne va pas augmenter les impôts, sans préciser qu’il transfert au niveau des communes de nouvelles charges. Alors bon courage, débrouillez-vous avec ça ! Dans une commune comme la mienne, on peut encore dégager des économies. Mais ailleurs, dans la moitié des villes des Hauts-de-Seine par exemple, les maires sont obligés d’augmenter les taxes foncières. En fait, l’État se défausse sur nous, il nous refile les patates chaudes.

 

Que faudrait-il faire ?

 

Nous devrions bâtir un nouveau contrat de confiance avec l’État, en partageant nos analyses, en imaginant ensemble des solutions, en contractualisant davantage sur les moyens nécessaires à court, moyen et long terme. Tout le monde y gagnerait. On doit mieux se parler et travailler l’avenir ensemble. Le Président de la République a annoncé une initiative en matière de décentralisation. C’est une opportunité à saisir pour faire des propositions.

 

Beaucoup de politiques, de gauche ou de droite – Laurent Wauquiez récemment dans Le Point – plaident pour une nouvelle décentralisation. Vous qui faites des propositions concrètes sur le sujet depuis des années, qu’en pensez-vous ? 

 

Ce n’est pas si simple ; la décentralisation ouvre une analyse des compétences et des responsabilités ! Il y a des politiques qui méritent d’être mieux centralisées, d’autres doivent être menées à l’échelle européenne, et d’autres de façon plus territoriale. La décentralisation n’est qu’une partie du sujet. Par exemple, la politique énergétique doit être décentralisée mais aussi européanisée. On fera accepter des éoliennes ou des méthaniseurs pour autant qu’ils bénéficient aux territoires, pas pour que ces flux d’énergie durable alimentent d’autres territoires. Mais il y a aussi une dimension européenne, puisque la négociation sur les approvisionnements en énergie s’opère dans un rapport de force au niveau des grands blocs. Des politiques sociales, économiques, d’infrastructures, pour l’environnement peuvent être largement décentralisées. La santé aussi : je pense que les Agences régionales de santé (ARS) devraient être gérées par les Régions. Mais une politique d’aménagement du territoire a besoin d’une armature nationale. C’est cette vision stratégique qui manque. Subventionner une ville moyenne et lui retirer sa maternité est un cas de figure trop fréquent. Je suis pour que l’on passe en revue les grands enjeux socio-économiques et qu’on redéfinisse les échelles d’efficacité. Nous sommes encore sur des schémas d’organisation qui ont été arrêtés au XIXe siècle ou après la seconde guerre mondiale, et qui ne sont plus adaptés au XXIe siècle. Il faut réfléchir aux enjeux, avant de poser le cadre des solutions. Le métabolisme territorial est toujours très mouvant, jamais figé, très dynamique. Au Moyen-Âge, dans les villes, les citoyens devaient être à portée de voix pour recevoir l’information, ou à portée de carillons dans les campagnes. Aujourd’hui la société d’information immédiate revisite les échelles de distance et de temps.

 

Vous réfléchissez depuis longtemps sur cette nouvelle organisation territoriale, notamment aujourd’hui avec cette thèse que vous préparez sous la direction de l’urbaniste Carlo Moreno. Quel est votre axe de réflexion ?

 

Les villes se sont construites sur des fonctions d’intermédiation. Ce furent les foires, puis les bourses d’échanges qui ont façonné les villes, et aujourd’hui ce sont les quartiers d’affaires qui justifient les métropoles. Or aujourd’hui, les échanges marchands et financiers sont de moins en moins cristallisés sur un espace, puisque tout devient dématérialisé. Quelle sera par conséquent la géographie du XXIe siècle ? La question pour moi est celle-ci : l’urbanité sera-t-elle toujours indexée à la ville ? Ne peut-on pas avoir un mode de vie urbain en vivant en dehors des grandes villes ? Consulter une grande bibliothèque, assister à un Opéra, obtenir le diagnostic d’un médecin, tenir une réunion, acheter un produit, tout cela désormais, on peut le faire à distance. Cela pose des questions énormes en matière de décentralisation. Or, nous avons encore une approche très traditionnelle de ces sujets à partir des structures existantes. Je préfère parler de reterritorialisation. C’est le véritable enjeu.

 

De quelle manière ?

 

Force est de constater que l’on travaille de moins en moins de façon rémunérée et de plus en plus de façon non rémunérée. On donne du temps à sa famille, on bricole, on aide une association, et on consomme de plus en plus. En 1840, les Français passaient 40 % du temps de leur existence à travailler ; aujourd’hui, c’est 12 % ; et en 2040, ce sera entre 8 et 10 %. Les études montrent que la généralisation des robots sur le tertiaire va remettre en cause 40 % des emplois. Nous sommes donc face à une véritable révolution. Comment les politiques publiques vont anticiper cette évolution ? Si nos enfants travaillent moins de 10 % de leur temps, ça change tout. La possibilité de choisir son projet de vie va être centrale. Plutôt que d’être obligé de vivre là où il y a du travail, nous pourrons de plus en plus « Travailler où nous voulons vivre » – c’était le titre de mon dernier livre. L’urgence est à une réflexion de fond à partir d’une question centrale : comment organiser cette nouvelle société ? Aujourd’hui, c’est le capital qui décide de tout. Trop de pays ont une dette qui obère l’avenir. Pendant que nous faisions du « quoiqu’ il en coûte », les États-Unis lançaient un grand plan d’infrastructures.

 

Au début de son mandat, vous qualifiez Emmanuel Macron de syndic de faillite. Quel est votre jugement aujourd’hui ?

 

Le syndic, c’est celui qui vient gérer la fin d’un cycle et laisse au suivant la gestion du nouveau. C’est ce qu’on a fait avec la réforme des retraites. Le débat public – et tous les partis politiques sont concernés – est devenu une confrontation entre syndics de faillite, au détriment d’un débat sur l’avenir. On n’y parle que d’ajustements paramétriques. Personne ne met sur la table, une nouvelle organisation, un nouveau modèle. On ne parle que des modalités, jamais du sens. La réforme des retraites était nécessaire à court et moyen termes, mais elle prolonge un modèle du XXe siècle, donc un logiciel obsolète. Avant de débattre sur les retraites, nous aurions pu lancer une grande réflexion sur le travail, en intégrant le fait que l’innovation diminue constamment notre temps de travail rémunéré, nous aurions alors découvert les lignes forces d’une nouvelle société dont les équilibres changent profondément.

 

Les échelles d’efficacité pour une politique énergétique moderne

Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué Anticipations, Chercheur associé Chaire ETI-IAE Panthéon-Sorbonne, Cécile Maisonneuve, CEO Decysive et Laurence Poirier-Dietz, CEO GRDF – Anticipations 2023

La transition énergétique occupe toutes les sphères : Des entreprises, aux particuliers, les plus concernés ; des énergéticiens aux distributeurs, évidemment ; mais surtout celles des acteurs institutionnels, internationaux, européens, nationaux ou régionaux qui ont mis l’énergie au cœur des politiques publiques. Et c’est tant mieux. La prise de conscience est là ; les aléas climatiques et les crises collatérales rappellent, s’il en est besoin, l’acuité du défi. Pour autant les schémas, les agendas, les programmes, les plans et autres résolutions se bousculent et s’entrechoquent. Alors qu’ils doivent répondre d’une logique bien coordonnée, ils apparaissent souvent comme des choix dispersés. La crise en Ukraine a malheureusement révélé davantage de divergences que de convergences. Or, compte-tenu des enjeux, des investissements nécessaires et de la visibilité nécessaire pour construire sereinement des solutions durables, il serait contre-productif, voire terriblement hasardeux, de disperser nos efforts et de ne pas partager une vision de long terme. Cette approche, plutôt partagée, pose pour autant la question des échelles de réalisation. Si la dimension nationale participe légitimement des impératifs de souveraineté, deux échelles doivent impérativement s’inscrire dans une logique opérationnelle : les territoires et l’Europe.

 

Les territoires sont par nature au plus près des besoins ; ils sont les mieux habilités pour mettre en perspective la consommation énergétique liée à l’activité locale, aux attentes de ceux qui y vivent, comme de ceux qui produisent. Ils sont la bonne échelle pour identifier les sources de production d’énergie, qu’elles soient renouvelables, solaires, éoliennes ou produites à partir de la biomasse comme le biogaz ; mais aussi nucléaires, y compris autour d’un parc de minicentrales (SMR, ou petits réacteurs modulaires), dont la géographie s’articulera autour d’usages qui vont au-delà de la seule production d’électricité. Les territoires sont enfin les mieux placés pour animer le débat, localement, entre les besoins et les sources d’approvisionnement disponibles ; et définir par conséquent un équilibre d’approvisionnement ainsi qu’un chemin d’acceptabilité valorisant l’économie circulaire. Le mot écosystème prend là toute sa dimension politique pour définir un mix énergétique solide et stable, socialement acceptable et économiquement responsable. Il ouvre la voie vers la décentralisation énergétique.

 

L’Europe est l’autre échelle. Face à l’influence des blocs en tension, qu’ils soient producteurs ou consommateurs d’énergie, l’enjeu et les solutions s’inscrivent évidemment dans une double dynamique de coopération internationale et dans un rapport de puissance. Il y a déjà suffisamment de variables difficiles à maîtriser – de l’évolution de la demande en Asie, à la stratégie des pays producteurs, en passant par les aléas climatiques ou les risques politiques – qui justifient qu’il ne soit pas concevable de nous isoler dans nos stratégies énergétiques. Ursula von der Leyen a introduit, à l’occasion de son voyage en Chine, l’idée de dérisquer la relation avec ce pays, alors que la stratégie verte de l’Union signifie un accroissement de nos importations depuis la Chine à court et moyen terme, afin d’établir un premier dénominateur commun à l’ensemble des pays de l’UE sans renoncer à des relations durables et sereines avec le reste du monde. Cette dimension européenne est essentielle ; elle suppose de prendre en compte trois impératifs de long terme : d’indépendance ou, à tout le moins, de dépendances maîtrisées, indexées à l’évolution de nos besoins ; de durabilité, en phase avec les objectifs des COP ; et de compétitivité afin de soutenir nos économies face à des blocs particulièrement agressifs sur le marché mondial. A l’instar des territoires, l’Europe doit construire les principes communs qui sécurisent ses approvisionnements et participent des enjeux de décarbonation. L’un comme l’autre, doit également intégrer le fait que nos entreprises, petites ou grandes, ne sont pas fongibles dans un désordre énergétique. Les nouvelles industries, qu’elles soient au service de la transition énergétique, comme toutes les autres, ne seront pas longtemps les variables d’ajustement des variations de prix. Les zones au sein desquelles les approvisionnements seront stables bénéficieront d’une prime d’attractivité majeure.

 

La transition énergétique est davantage qu’un enjeu d’approvisionnement. Elle devient un paramètre central dans l’avenir des relations internationales ; elle est une source potentielle de conflictualités. Parmi tous les enjeux, quatre facteurs cristallisent aujourd’hui les tensions : les divergences stratégiques de l’axe franco-allemand qui entrainent l’Europe dans un risque de « chacun pour soi » ; la maîtrise des technologies bas carbone par les Chinois, qui questionne fortement notre souveraineté durable ; le statut des ressources minières africaines, sur lesquelles la mainmise chinoise n’est pas durable et qui ne doivent pas non plus devenir un objet de prédation ou de chantage dans le contexte de la stratégie agressive menée par la Russie sur ce continent, au risque d’entrainer une instabilité politique régionale voire internationale ; et des mécanismes de fixation de prix qui répondent davantage de logiques politiques que d’un équilibre pour la prospérité économique. La prise de conscience de ces enjeux est un préalable pour avancer ; celle des modalités est une condition pour y arriver. Or ces modalités n’échapperont pas à une question, et à un arbitrage : le choix des bonnes échelles, pour les bonnes responsabilités, selon des principes d’efficacité et de stabilité …

Non Michel Onfray ! Il y a un chemin …

Dans une grande interview au Figaro-magazine le 31 mars dernier, Michel Onfray dresse un portrait angoissant de la France. Son constat est pourtant juste, mais sa mise en perspective m’interroge. Quand le philosophe se résigne à penser qu’aucune éthique, ni politique ne pourrait contrecarrer l’avachissement civilisationnel actuel, je reste sans voix. Cela revient à contester le cœur même de ce qu’il défend quand il convoque le peuple de France et son histoire comme témoins de nos valeurs. Cette France qui a traversé tant d’épreuves sans céder au fatalisme n’est pas celle que projette le philosophe. La France est une inspiration avant d’être une nation disait Simone Weil en 1942 à Londres. Elle est aussi l’objet d’une compassion dès lors qu’elle s’égare. Jeanne d’Arc disait avoir pitié pour le Royaume de France. Il manque à Michel Onfray, l’espérance. Au modèle de la méduse qu’il cite pour dénoncer l’insipidité du monde, je préfère l’image du polyèdre développé par le Pape François pour illustrer les richesses de la diversité du monde.

La réification du monde est certes un processus contre nature et mortifère, mais la foi, comme la transcendance, démontrent s’il en est besoin, que les civilisations portent en germe une dynamique d’espérance. Je suis convaincu que cette critique de la civilisation, répétée à l’envie, est terriblement biaisée ; en ce qu’elle oublie les ressorts de l’âme humaine. Cette dimension dont Simone Weil pensait opportunément, que seule, l’idée de la satisfaire méritait un débat de fond. Ce souffle, dont nous perdons à la fois le rythme et le sens, jusqu’à penser qu’il n’appartient qu’à l’histoire. Notre débat politique est si pauvre et ennuyeux : écartelé entre la critique des intellectuels et une action qui s’épuise dans des séries d’ajustements paramétriques. Les taux, les pourcentages et les chiffres ne procèdent pourtant d’aucune grandeur.

La conversation publique est saturée d’angoisses et de faux espoirs. Je ne veux pas m’y résoudre. Si je suis engagé en politique c’est bien parce que je crois à l’émerveillement et à la vérité ; en cette espérance qu’inspirent toujours les valeurs de liberté, d’audace et de d’altérité ; si je suis indépendant des partis, c’est parce que, faute de souffle, ils nous enferment dans des passions collectives, et promeuvent d’abord des communautés d’intérêt : la servitude volontaire est à l’œuvre dès lors les idéaux passent. Les innovations que dénoncent Michel Onfray ne sont pas un mal en soi ; elles le deviennent quand la politique s’efface. « Malheureux que nous sommes qui avons confondu la fabrication d’un piano avec la composition d’une sonate » rappelait si justement la philosophe Simone Weil.

La politique en vue de quoi ? Du pouvoir ? Car ce sont bien les passions collectives, attisées par ceux qui en font le commerce, qui détruisent progressivement ce que nos valeurs portent ; au risque de nous entrainer vers des dérives totalitaires. Là est le risque du progrès ; il s’émancipe et nous échappe dès lors que nous le voyons comme une fin et non comme un moyen.

Levons la tête de nos écrans, observons la richesse de nos paysages, de nos villages ou de nos patrimoines et nous retrouverons du sens ; partageons la fierté d’appartenir à une terre dont l’histoire et la géographie façonnent les cultures et nous retrouverons une ambition. Quand près de 80% des Français convoquent le village comme l’incarnation réelle ou métaphorique de ce qu’ils aspirent à vivre, alors je reprends espoir. Car l’état d’équilibre que porte une telle aspiration est le socle d’un souffle vrai. Là s’ouvre un chemin d’espérance. Là s’ouvre une perspective authentiquement politique …

La proximité au cœur de la transformation de nos modèles…

Par Jean-Christophe Fromantin, Maire de Neuilly, Chercheur associé Chaire ETI, Pr Carlos Moreno, Professeur associé IAE Paris-Panthéon-Sorbonne, Jean-Paul Mazoyer, Directeur général adjoint Crédit agricole SA – colloque Anticipations avril 2023 – Nouvel Economiste

 

La proximité serait-elle le nouveau pivot de notre système socio-économique ? Beaucoup de signes participent de cette tendance ; les technologies ouvrent la possibilité de s’affranchir des mouvements pendulaires hérités de la Charte d’Athènes ; les populations aspirent à davantage d’espace, de temps utile et de nature ; une nouvelle qualité de vie prend le dessus sur les excès d’une époque où l’efficacité et la performance économique étaient érigée en valeur cardinale. Le travail rémunéré ne représente plus que 12% de notre existence pour laisser place à d’autres occupations. Cette recherche d’équilibre modifie en profondeur nos organisations ; elle est au cœur des travaux du sociologue allemand Hartmut Rosa qui rappelle dans « Résonnances » les principes d’une relation plus authentique avec le monde, vers une meilleure appréhension des dimensions métaphysiques, sociales et matérielles de nos vies. Aujourd’hui, l’approche empirique vient corroborer une nouvelle graduation des valeurs ; le bien-être a dépassé la réussite ; la résilience s’invite dans le débat public et ne se cantonne plus aux cercles d’experts. Ces changements de comportement touchent toutes les générations qui, à travers les enquêtes d’opinion, expriment leur attachement à l’image – réelle ou métaphorique – du « village ». Cet attrait pour des morphologies à taille humaine caractérise un désir d’équilibre et de proximité qui dessinent progressivement les contours d’une nouvelle approche territoriale.  Afin de progresser vers ce nouveau paradigme, il est indispensable de saisir les dimensions à la fois sociales et économiques qui le sous-tendent.

 

La dimension sociale est déterminante. En France, comme dans beaucoup de pays occidentaux, chacun se détermine spontanément par ses racines culturelles. Tu es d’où ? Cette question familière nous est régulièrement posée. Elle signifie un sentiment d’appartenance et une attraction vers ses propres racines. Elle démontre, s’il en est besoin, la nécessité de porter une identité ; elle révèle un potentiel d’énergie entrepreneuriale dès lors qu’un idéal est partagé. C’est le cas des territoires à forte identité culturelle – comme le Pays basque, l’Alsace ou la Vendée – dont nous observons qu’ils bénéficient d’une dynamique particulière. L’existence sociale et les liens nécessaires à la construction d’un corpus socio-économique solide sont directement corrélés à cette question. Le sentiment de fierté engendré par un héritage culturel est déterminant. La révolution industrielle et par la suite la tertiairisation de notre économie ont fortement mis en cause cet attachement ; l’exode rural puis la concentration urbaine, associés à une standardisation des modes de vie, se sont imposés comme des impératifs de modernité. La mobilité est devenue un gage de réussite. Or, ce modèle a montré ses limites. Hartmut Rosa décrit les dégâts collatéraux d’un monde au sein duquel les individus sont tendus vers l’accélération et la standardisation de l’idéal matériel. Des études ont démontré le lien entre la concentration urbaine et l’isolement. Les notions d’enracinement (Simone Weil, 1943) ou d’ancrage (Michel Lussault, 2020) sont utilisées pour démontrer l’attachement fondamentale à la Terre. Les échelles humaines sont de retour. L’enracinement n’est plus antagoniste d’une connexion au monde. La sociologue Saskia Sassen avait anticipé ce retournement en décrivant les villes comme des lieux privilégiés de socialisation, de brassage culturel, et de développement économique, où émergent des rythmes propres. Dans son discours de 2007, Wellington Webb, Maire de Denver et président de l’association des maires des États-Unis, avait souligné que « le XIXe siècle était celui des Empires, le XXe siècle celui des États-Nations, et que le XXIe siècle serait celui des villes« , une phrase qui continue de résonner aujourd’hui. Grâce aux réseaux numériques, une nouvelle armature de métropoles, de villes et de villages s’installe. Ils ne procèdent plus d’un localisme renfermé mais au contraire, ils se connectent, interagissent et participent d’une nouvelle dynamique qui ouvre à chacun la possibilité de choisir le projet de vie auquel il aspire. L’historien Gregory Quenet distingue opportunément les dérives d’une vie extensive – appelée à posséder le monde –, des mouvements vers une vie intensive – appelée à s’inscrire dans son territoire pour y participer (colloque Anticipations, 2023). Le territoire de proximité, par les liens qu’il ouvre, participe de l’équilibre social.

 

La dimension économique est consubstantielle du bon fonctionnement des échelles de proximité ; elles permettent de construire une croissance plus locale, et par conséquent plus durable. Ces échelles bénéficient de trois leviers de développement :

 

  • Le premier permet une meilleure distribution de l’activité résidentielle et culturelle dont il faut rappeler qu’elle constitue la part la plus importante du PIB. La confiance, dont nous connaissons les effets positifs sur l’économie, est directement liée à l’amélioration de la qualité de vie et des liens que nous sommes en mesure d’établir.
  • Les circuits courts qui naissent de ces liens sont un second levier, essentiel au développement des échelles de proximité. Ils participent d’une revitalisation des productions et d’un potentiel créatif animé par l’esprit collectif.
  • Le troisième levier est propre à l’humus de chaque territoire, de chaque quartier, voire du village. Son histoire, sa culture, son patrimoine, ses ressources naturelles ou ses savoir-faire façonnent le substrat nécessaire au développement économique. Le lien étymologique entre le mot « humus », terre fertile et « humanité », rappelle l’importance d’une vie humaine locale en harmonie avec la nature fertile qui l’entoure.

 

Ces spécificités deviennent autant d’avantages comparatifs dont l’économie peut se saisir pour la prospérité du territoire. C’est en cela que le sentiment d’appartenance agit autant comme un révélateur à la fois pour stimuler les circuits courts mais aussi pour promouvoir le rayonnement du territoire au-delà de ses propres frontières. Plus cet humus sera conscientisé, plus il sera substantiel, plus il participera d’un double effet d’attractivité sociale et de développement économique

L’élément intéressant tient à la convergence de ces approches. L’aspiration sociale n’est pas antagoniste des leviers économiques. Bien au contraire. Les deux mouvements convergent et s’enrichissent mutuellement. L’attractivité résidentielle féconde les atouts d’un territoire ouvrant ainsi de nouveaux circuits de création de valeur.

 

A la ville fonctionnelle issue de la Charte d’Athènes (1933), à la fois concentrée et fragmentée, se substitue progressivement une urbanité de la proximité, au sein de laquelle s’agrègent différentes fonctions économiques et sociales. Plusieurs facteurs accélèrent cette tendance : Le big bang climatique d’abord, en ce qu’il interpelle l’inflation des mouvements quotidiens entre le domicile et le travail ; mais aussi la crise sanitaire qui a provoqué une prise de conscience du sens de nos vies. La métaphore du village que nous évoquons ci-dessus témoigne de cette aspiration croissante à la qualité de vie. Un autre facteur tient à l’émergence de technologies, rendues accessibles par la distribution des réseaux numériques, et dont les fonctionnalités permettent de consommer, travailler ou accéder à de multiples services quelque-soit l’endroit où nous vivons. Ces phénomènes de décentrement entrainent naturellement un mouvement vers les villes moyennes, renforcent la vie des quartiers et ouvrent des perspectives vers les zones rurales. Cette distribution des populations s’accentue au fur et à mesure que les générations intègrent l’usage des nouveaux outils technologiques. Les responsables des ressources humaines des grandes entreprises observent unanimement des difficultés croissantes à assigner au sein du siège social leurs nouvelles recrues. Le télétravail est désiré par plus de 60% des salariés. La liberté devient la règle et la qualité du lieu de vie prime sur les autres critères. Les manières de vivre et de travailler, la santé, la culture et la relation avec la nature déterminent la valeur de l’indice de qualité de vie. Aux organisations urbaines en cercles concentriques se substituent des réseaux de villes et une organisation polycentrique dont le concept de ville du quart d’heure, de la Région des 20’ (Schéma Ile-de-France 2023-2040) ou de meilleures articulations entre villes moyennes et métropoles constituent l’arrière plan. Ces notions de polycentrisme ou d’archipels se révèlent aujourd’hui particulièrement prégnantes dans l’évolution des politiques d’aménagement.

 

L’impact de la technologie numérique, dans un contexte socio-territorial des questionnements, a été un catalyseur clé permettant d’ouvrir une voie nouvelle dans un engagement plus important dans la vie locale tout en récréant un nouveau cadre d’équilibre travail-vie personnelle. Dans les années 1970, le chercheur américain Jack Nilles a été l’un des premiers à envisager le télétravail comme une alternative viable au travail en entreprise. Il a créé le « telecommuting ». Malgré les démonstrations de son efficacité, le concept a rencontré une résistance économique et sociale importante, et est resté un phénomène marginal pendant des décennies. Il a fallu attendre 50 ans, avec la pandémie de COVID-19 qui a éclaté à travers le monde en 2020, pour que le télétravail soit devenu un outil essentiel pour permettre à des millions de travailleurs de poursuivre leur activité professionnelle en toute sécurité, conduisant par la suite à une adoption massive de cette pratique à travers le monde.

 

Cette métamorphose n’est pas sans conséquences sur l’évolution de nos organisations. Elle suppose de passer d’une conception centralisée du territoire vers une construction mieux distribuée ; elle questionne la croissance des métropoles, pour qu’elles n’accaparent plus les ressources mais s’inscrivent plutôt comme référentiels nécessaires à la prospérité de leurs hinterlands. Elle entraine inévitablement des politiques d’infrastructure physiques et nulériques affranchie des radiales traditionnelles pour privilégier le bon fonctionnement des réseaux de ville. Elle interpelle nos systèmes de gouvernance afin de mieux coordonner les composantes politiques, économiques et sociales d’une économie de proximité. En 1997, un grand quotidien économique français titrait à propos du Crédit agricole « De Saint-Flour à Singapour ». Ce qui était alors un slogan pour caractériser les champs d’intervention de la banque, pourrait aujourd’hui illustrer la réalité d’un monde dont les échelles permettent d’aligner un idéal rural et une intervention globale. C’est dans cette double échelle que les défis d’avenir se réaliseront.

 

La bataille que nous sommes tous appelés à mener : celle du souffle de nos racines face à la résistance des fins de cycles erratiques, performatives et confuses

L’appel des cèdres … Samedi 11 mars, l’association Neuilly-Liban réunissait quelques centaines de franco-libanais, de cœur ou d’appartenance, pour parler de l’enchevêtrement des crises au Liban et appeler à ce que la flamme reste allumée. Mais quelle flamme, pourrait-on se demander ? Cette flamme millénaire c’est le cèdre. Le patrimoine du Liban ; dont la fragilité, à l’instar de ce que les crises produisent, pourrait entraîner le pays dans un effondrement. Et pourtant … Un infatigable médecin, le Dr. Youssef Hawk a entrepris depuis quelques années de reboiser les montagnes. Des milliers de cèdres ont déjà été plantés. Au-delà du symbole, le cèdre figure le commun libanais, ses racines et son avenir. « La bataille du cèdre » c’est la bataille du Liban ; c’est celle des Libanais face à leur propre destin. C’est une bataille que nous sommes tous appelés à mener : celle du souffle de nos racines face à la résistance des fins de cycles erratiques, performatives et confuses. Au cours de cette soirée, d’autres « infatigables », dont Rami Adwan, Ambassade du Liban en France, Karim Emile Bitar, la journaliste Sibylle Rizk et de nombreuses personnalités de la diaspora libanaise, dont l’entrepreneur Carlos Faddoul et bien d’autres, sont venus partager leur espoir d’un nouveau Liban. Le Grand Liban de 1920 formait la perspective d’un peuple libre ; l’appel des cèdres ouvre un renouveau dont les racines interpellent les communautés d’intérêt. Le nouveau Liban sera à l’image du Dr Youssef et des milliers de jeunes cèdres qu’il plante, libre, rayonnant et authentiquement consensuel.

Quand la lecture alerte sur ce que nous devenons …

Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué Anticipations, Chercheur-associé Chaire Eti, IAE-Paris-Sorbonne et Stéphanie Ferran, Directrice du Développement d’Hachette Livre et maître de conférence à SciencesPo – Tribune publiée dans Forbes

 

« Dis-moi ce que tu lis, je te dirai comment tu vas ». Cette proposition pourrait légitimement s’inscrire dans cette quête de sens dont il semble aujourd’hui qu’elle rattrape de nombreux Français. La lecture n’est-elle pas un marqueur, d’attention, d’ouverture et de curiosité ? – témoignant possiblement des évolutions en germe. Or, trois éléments révèlent dès le départ la complexité d’une telle analyse : les éditeurs publient deux fois plus de livres qu’il y a 25 ans ; et les Français déclarent ne plus avoir le temps de lire – tout en avouant passer en moyenne 3h00 par jour sur les réseaux sociaux à coup de micro-sessions d’une à deux minutes. Et pourtant, le marché de l’édition n’a jamais été aussi dynamique … Quel grand écart ! Pour corser l’approche, nous pourrions ajouter que quelques best-sellers polarisent l’essentiel des ventes et que les livres d’images occupent les premières places du box-office. Les bandes dessinées et mangas placent 43 titres dans les 100 livres les plus vendus en 2022 en France.

 

Ces paradoxes sont néanmoins riches d’enseignements.

Le premier – le manque de temps –, dont les plus jeunes générations disent être les premières victimes, illustre un impressionnant glissement. La facilité, voire le recours quasi addictif aux réseaux sociaux, nous prive de milliers d’heures de lectures et par conséquence de réflexion et d’attention. Parallèlement, les plaisirs éphémères que provoquent les sursauts de popularité sur les réseaux génèrent autant d’angoisse, de doute, voire de désespoir. Le sociologue Hartmut Rosa pointe cette peur chronique « que le monde nous oublie ». Pire, nous sommes de plus en plus détournés de la lecture par le sentiment paradoxal de ne plus avoir de temps. Or, il est à craindre que cette impression que le temps nous échappe augmente à due proportion de celui que nous abandonnons aux réseaux sociaux. Quand on sait que le temps quotidien qui leur est alloué permettrait de lire 180 livres par an cela interroge … Jusqu’où mènera cette spirale ?

Le deuxième enseignement, l’écart entre les 70 000 nouveaux livres édités chaque année et la polarisation des ventes autour d’un nombre limité de titres, se traduit mécaniquement par une baisse des ventes par livre. Cela appelle plusieurs constats. Le premier, positif, c’est qu’il témoigne de l’incroyable résistance du livre et confirme son statut iconique de vecteur d’idées. Malgré la prolifération d’autres médias, la pensée acquiert force légitimité par le livre. Le succès de l’autoédition – avec 20% des titres publiés en France – participe de cet acte symbolique. Le second, plus sombre, avec des lecteurs qui focalisent leurs références littéraires sur un nombre plus restreint d’auteurs, témoigne aussi de la difficulté de faire un choix dans une offre foisonnante et peut-être aussi, d’une forme d’attrition de la curiosité. Autrement dit, de plus en plus de ventes se font sur moins en moins de livres sans décourager un nombre croissant d’auteurs. Bizarre mais pas si cornélien … Cette tension en dit long sur la réduction des périmètres de confiance : entre un repli sur nos propres convictions et le besoin de se tourner vers quelques auteurs dont les noms ont la puissance de grandes marques, connues et rassurantes. Un phénomène que l’on observe dans plusieurs secteurs culturels par une approche plus consumériste de l’art ou du patrimoine.

Le troisième enseignement – l’image au détriment du texte, ou en renfort du texte – est perceptible dans le succès des mangas dont le nombre de mots et de phrases par page est limité, ou par le phénomène des webtoons (bandes dessinées sur mobile), qui comptent déjà plusieurs centaines de milliards de vues dans le monde. Ce constat a plusieurs raisons de nous alerter. Si l’on peut craindre un affaiblissement linguistique, les fictions qu’incarnent ces nouvelles formes littéraires, dorénavant majoritaires, pourraient aussi nous éloigner du décryptage textuel, du temps long, de la concentration nécessaire à la réflexion. Elles pourraient traduire une idéalisation de nos propres vies qui rend de moins en moins acceptables les contraintes du monde réel dans lequel nous vivons. Mais elles sont aussi, d’une certaine manière, source d’espoir, car elles permettent à de nouveaux publics, plus jeunes, de trouver à leur façon un chemin vers le livre et les librairies, itinéraire que nous avions cru perdu par toute une génération née dans le digital.

 

Les tendances de lecture semblent traduire trois dispositions, vers la facilité, la fugacité, et la superficialité. Elles témoignent en réalité d’une accélération et d’une altération du rapport au temps qui n’épargne pas nos habitudes de lecture. Elles portent un renouveau, l’esprit humain se nourrissant de la fiction sous toutes ses formes, afin de satisfaire ce que la philosophe Simone Weil appelait les « besoins de l’âme » dont nos racines sont le socle. Cette fiction nouvelle, polyforme, foisonnante, symbole de la créativité sans limite de l’intelligence humaine, constitue le meilleur rempart contre des souffrances psychiques dont l’OMS dénonce la hausse exponentielle chez nos contemporains. Dans une conférence récente dans le cadre du cycle Anticipations, alors que certains craignent d’ores et déjà une intelligence artificielle en mesure d’écrire les livres que nous rêvons de lire, le Pr Gregory Quenet rappelait qu’on ne grandit pas tant par l’idéalisation du monde que par sa compréhension, dans toutes ses dimensions culturelles, historiques et géographiques. Là est l’essentiel de la promesse littéraire. Celle d’un monde dont la résonnance passera toujours par des auteurs dont l’inspiration est consubstantielle des réalités terrestres. Bonnes lectures …

 

 

Notre interview dans l’Express avec Matthieu Courtecuisse (SIA Partners) sur l’anticipation

L’Express Nous vivons une juxtaposition de crises géopolitiques, socio-économiques dans un contexte de révolution technologique. Cette situation est-elle inédite dans l’histoire ?

Matthieu Courtecuisse :  La question est de savoir si nous vivons dans un monde de polycrise ou dans un moment de métamorphose. Car après une crise, on revient généralement à l’état précédent. J’ai au contraire le sentiment que nous n’enchaînons pas les crises mais que nous nous dirigeons vers un monde structurellement différent pour plusieurs facteurs. Des facteurs évidemment géopolitiques mais aussi démographiques considérables. Et puis il y a, comme vous l’évoquiez aussi, une série de ruptures technologiques avec des impacts de transformations qui sont extrêmement puissants dans pleins de domaines. Et, en plus, ces domaines parfois se croisent, ce qui donne un cocktail de transformations extrêmement significatif.

L’Express Mais sur le fond, pourquoi la période que nous vivons serait différente des autres épisodes de bascule connus dans le passé, comme au début du XXème siècle par exemple ?

Jean-Christophe Fromantin : Il y a un élément très différent de l’époque à laquelle vous faites référence, c’est l’accélération du temps.  La vitesse de transformation et les interconnexions mondiales font que finalement, nous n’avons pas le temps de respirer. Ce que soulignent les spécialistes des milieux naturels, c’est que les grandes périodes d’oscillations climatiques – réchauffements, glaciations – ont effectivement traversé l’humanité. Mais leur vitesse actuelle est incompatible avec l’adaptation des écosystèmes. Ce qui est vrai pour la biodiversité l’est aussi pour nous. Si nous nous ne maitrisons pas davantage la vitesse des transformations, alors les tensions engendrées seront extrêmement difficiles à gérer.

L’Express  Vous parlez de vitesse et d’accélération. Mais il y a un discours assez régulier que l’on entend sur la nécessité de ralentir. Est-ce cela la réponse ?

Matthieu Courtecuisse :  Je ne crois pas. Si on prend l’exemple des sciences de la vie, la révolution de l’ARN messager pour l’industrie pharmaceutique, est radicale. Aujourd’hui, les temps de conception d’une nouvelle molécule sont en train de baisser de 40 %. Et ce qui coûtait auparavant  800 millions de dollars en moyenne coûte probablement autour de 400 à 500 millions. Donc, ce sont des facteurs de changement considérables. Vous avez dans les tuyaux, un vaccin qui est en phase 2 avancée chez Moderna sur l’infarctus. Faut-il repousser dans le temps la perspective de supprimer les maladies cardiaques ? Je ne crois pas ! C’est la même chose sur les cancers. On ne peut pas arrêter ce train. Après, il y a la question spécifique du réchauffement climatique. Et là, je dirai qu’il faudrait vraiment accélérer sur la découverte et le déploiement de nouvelles technologies. L’énergie est un secteur dans lequel les puissances publiques mettent depuis 20 ou 30 ans des sommes considérables pour faire du « low tech » :  quand on passe du nucléaire à l’éolien, ce n’est pas un rupture « transformationnelle ». La question est donc de réveiller la recherche et développement, pour réfléchir à comment nous pouvons réellement lutter contre le changement climatique, parce qu’il y a un déficit de technologie en réalité dans ce domaine-là. Et j’ajouterai que rien ne pourra se faire si nous ne  fixons pas un prix élevé du carbone pour inciter l’investissement.

JC Fromantin Je ne prônerai pas le ralentissement, mais la « stabilisation dynamique » pour reprendre l’expression du sociologue allemand Helmut Rosa. Il développe que la dynamique de développement ne s’arrêtera pas. Pour autant, nous devons stabiliser les modèles parce qu’aujourd’hui nous subissons beaucoup de chocs qui nous plongent dans un état de sidération. Il faut anticiper pour cesser de subir et reprendre le contrôle.

L’Express Finalement, quelle distinction faites-vous entre l’anticipation et l’extrapolation ?

JC Fromantin : L’extrapolation est un mode de réflexion en silos alors que l’anticipation relève de la transversalité. Si dans chaque domaine, la technologie, la géopolitique, la démographie, la sociologie on se demande comment va se dessiner l’avenir, on aura des résultats qui seront de moins en moins pertinents. Si en revanche on croise des données démographiques avec des données de santé, des données migratoires, ou des données de croissance, on tient là une prospective politique au sens étymologique du mot. Aujourd’hui, malheureusement, que ce soit au niveau des grandes institutions comme au niveau des entreprises, il y a peu d’anticipations

L’Express L’anticipation c’est aussi la détection des signaux faibles, pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

Matthieu Courtecuisse : En ce moment, sur le dark web, on sent une montée en puissance du trafic d’armes liée au conflit en Ukraine. Vous pouvez déjà acheter des blindés légers pour quelques milliers d’euros. Dans les 10 à 15 prochaines années, de façon totalement illégale et pour des montants extrêmement faibles, vous pourrez vous procurer quantités d’armes. C’est d’ailleurs un élément qui explique la réticence d’un certain nombre de pays occidentaux de donner davantage d’équipements à l’Ukraine…

JC Fromantin : je donnerai un autre exemple : la montée des prix de l’immobilier dans les villes moyennes. Est-ce le signal préfigurateur d’un nouveau style de vie lié au télétravail offert aux salariés ? Est-ce un placement qui anticipe réellement une baisse des prix dans les très grandes villes ? Qu’est-ce que cela peut avoir comme effet d’éviction sur les populations locales qui n’ont pas les mêmes capacités à payer que les Parisiens par exemple ?

L’Express : Sur la notion d’anticipation, il y a une instance qui a été ressuscitée récemment, qui s’appelle le commissariat au Plan. Est-ce le bon outil ?

JC Fromantin : l’État doit anticiper, arbitrer puis programmer ce qui se rapproche de la planification. Donc la planification en tant que telle n’est à mon avis qu’un des trois éléments d’une approche prospective.

L’Express : L’État est-il armé pour cela ?

JC Fromantin : Oui mais il y a un sujet d’engagement politique. Est-ce qu’on gère ou est-ce qu’on fait de la politique ? Faire de la politique ce n’est pas gérer, c’est prendre des options et avoir le courage de les porter et d’avoir une vision de la société qui s’inspire avant tout des aspirations profondes des populations. Par ailleurs, il y a un enjeu d’échelles : nous avons une structuration géographique construite après la Révolution pour optimiser à l’époque des politiques publiques, des choix de souveraineté, des choix de sécurité, etc. C’est assez surprenantque deux siècles après, nous ayons les mêmes échelles alors que tout a changé. On raisonne à périmètre constant, sans finalement repenser les périmètres d’optimisation et d’efficacité.

L’Express :  Auriez-vous en tête des erreurs d’anticipation commises ?

Matthieu Courtecuisse :  La crise énergétique que nous vivons est une énorme erreur d’anticipation. Se mettre comme l’Allemagne l’a fait, dans une stratégie de dépendance gazière avec un mono fournisseur- la Russie – me semble être une erreur d’anticipation. Par ailleurs, ne pas avoir anticipé qu’à un moment donné, ce fournisseur pourrait s’en servirait comme un moyen de chantage. De multiples signaux – cyberattaque, désinformation – montrait qu’une forme d’hostilité de la Russie se développait.

JC Fromantin : Oui c’est bien le manque de vision transversale qui explique cette erreur. On a raisonné énergie sans intégrer la composante géopolitique. C’est la même chose sur les batteries. Est-ce qu’on a anticipé la sécurisation des approvisionnements en lithium pour pouvoir assurer nos ambitions en matière d’électrification des mobilités ?

Matthieu Courtecuisse :  Je rajouterai une autre pierre à l’édifice. A-t-on anticipé le fait que de grands pays extracteurs de terres rares et notamment de Lithium comme l’Australie, pouvaient eux aussi devenir des grands fabricants de batteries ? Nous devons anticiper ce deuxième coup pour ne pas gaspiller l’argent public.

Pour une lecture politique du déficit commercial

Alors que la France va passer le cap des 150 milliards de déficit commercial, arrêtons-nous sur la signification politique de ce seuil critique. Si le suivi des performances de notre commerce extérieur est le plus souvent l’apanage des économistes ou de ceux d’entre nous intéressés par l’économie du pays, il mérite un écho plus large. Car l’agrégat du commerce extérieur, au-delà de son acception économique, témoigne de trois repères structurants pour orienter une politique à la fois moderne et ambitieuse pour la France.

 

Le premier repère touche à l’efficacité de nos politiques publiques. La part des dépenses publiques dans le PIB de la France – qui frôle les 60% – impacte inévitablement la compétitivité de notre offre. Les niveaux de fiscalité et les prélèvements obligatoires, parmi les plus forts au monde, obèrent d’autant les marges de nos entreprises, et par conséquence directe, leurs niveaux de fonds propres, leurs capacités d’investissement et leur potentiel d’innovation. Et notre avenir … L’administration de la France, telle qu’elle est pratiquée, dégrade nos leviers d’exportation. La diminution constante de nos parts de marché en est la preuve ; elles sont passés de 16 à 10% en zone Euro, entre 2016 et aujourd’hui, alors même que nos partenaires vivent les mêmes aléas monétaires ou énergétiques. Améliorer notre commerce extérieur passe par une réforme drastique de nos politiques publiques et d’une gouvernance tournée vers l’efficacité et la réduction des dépenses.

 

Le second repère concerne nos avantages comparatifs. L’analyse fine de notre déficit commercial montre une surexposition de nos exportations sur des secteurs industriels faiblement différenciants. Cela présente un risque majeur dans la mesure où des pays comme la Chine ou les Etats-Unis ont des capacités d’investissement et de formation de ressources humaines hautement qualifiées très supérieures aux nôtres. Loin de moi l’idée de se désengager des industries de pointe, mais ces secteurs à haute valeur ajoutée ne doivent pas prospérer au détriment de ceux qui incarnent très singulièrement les avantages comparatifs de la France. Ces savoir-faire sur lesquels nous sommes inégalables et dont l’innovation offre un second souffle ; ils présentent un potentiel de développement indexé à la croissance des classes moyennes dans le monde. Le luxe ou l’agroalimentaire témoignent de performances exceptionnelles qui doivent nous alerter sur l’importance stratégique d’une ambition en matière culturelle et territoriale ; c’est au cœur même de notre diversité géographique que prospèrent nos avantages comparatifs et nos exportations.

 

Le troisième repère est social. Une perspective politique inclusive appelle l’utilité et la contribution de chacun. Or, fonder un projet de développement sur le seul prisme d’une économie à haute intensité technologique, exclut de fait une grande part de la population et tous les territoires non métropolitains. Le rayonnement de la France – si bien illustré par son patrimoine et son potentiel touristique – appelle justement de retrouver un sentiment d’appartenance. Notre pays existe autant par son avenir que par son histoire ; par ses traditions autant que par ses innovations ; par ses métropoles autant que par ses villages et villes moyennes. Les uns ne sont pas antagonistes des autres. Bien au contraire. Les performances économiques et les progrès sociaux issus de la révolution industrielle sont nés de la rencontre entre nos savoir-faire authentique et la mécanique. C’est la même synthèse que nous devons stimuler entre nos territoires et l’innovation. C’est par cette alchimie que des salaisonniers sont devenus des industriels de l’agro-alimentaire ou que des artisans d’art sont devenus de grands acteurs du luxe. Pour exporter ne confondons pas la fin et les moyens.

 

Depuis près de 40 ans, notre commerce extérieur se dégrade. Ce n’est pas une fatalité. Pour autant que nous considérions chaque Français et chaque territoire comme autant d’atouts pour relancer notre développement. « Un système social est profondément malade quand un paysan travaille la terre avec la pensée que, s’il est paysan, c’est parce qu’il n’était pas assez intelligent pour devenir instituteur. » rappelait Simone Weil (L’Enracinement 1942). Nos performances commerciales témoignent avant tout de l’ambition que nous avons pour les initiatives qui naissent de notre patrimoine et pour nos talents. Elles doivent redevenir un motif de fierté nationale. Il n’y a pas que la coupe du monde …

L’inflation des dépenses publiques n’est pas une fatalité …

Comme beaucoup de collectivités qui finalisent et votent leurs budgets – mais aussi pour l’Etat qui va boucler sa loi de finances – le contexte économique rend l’exercice particulièrement sensible (inflation des prix, relèvement du point d’indice, soutien aux populations, baisse de recettes fiscales etc.). Pour autant, c’est dans ces périodes agitées que l’on apprécie les effets d’une gestion équilibrée d’une collectivité et sa capacité à maintenir voire amplifier ses investissements d’avenir. C’est ce que nous avons pu faire lors du Conseil municipal du 15 décembre à Neuilly en présentant un budget 2023 très résilient dans le contexte. Trois points méritent d’être soulignés :

  1. Un point de méthode : depuis 14 ans nous veillons à réaliser un « budget de dépense » plutôt qu’un « budget de recette ». Cela consiste à établir notre budget, non pas de façon opportuniste, en fonction des notifications de recettes fiscales (en mars ou avril de l’année n, mais de façon réaliste, en fonction des besoins réels de dépenses et d’investissement, à l’automne de l’année n-1. Cette doctrine budgétaire (inspirée de celle pratiquée dans les entreprises) a le mérite de calibrer les dépenses aux besoins et d’éviter les effets d’aubaine relatifs aux dynamiques fiscales.
  2. Le second point est le corollaire du précédent : Cette méthode permet de constituer de façon récurrente des excédents budgétaires, lesquels viennent abonder la capacité d’autofinancement de la collectivité. Ce levier financier stimule notre niveau d’investissement tout en gardant un étiage de dette très maîtrisé (la dette est ainsi remboursable intégralement en moins de deux ans compte-tenu de l’épargne brute de la commune). Ce point est fondamental pour que la collectivité assure un rythme d’investissement conforme à la qualité de vie à laquelle aspirent les habitants et aux transformations qu’elle entend mener. C’est un enjeu d’attractivité qui vaut pour tous ceux qui agissent dans la sphère publique.
  3. Le 3ème point est presque « culturel ». J’avais été surpris dans mes travaux parlementaires (à la Commission des finances) de cette habitude d’être super-optimiste sur les recettes et autant pessimiste sur les dépenses. Cette culture financière est catastrophique en ce qu’elle accroît année après année les déficits publics et creuse d’autant la dette. Les recettes ne sont jamais aussi importantes que l’estimation initiale et les dépenses bien au-delà de ce qui avait été prévu. Au delà des déficits que cela génère, c’est la politique d’investissements qui en fait les frais. Il est temps de repenser une méthode budgétaire différente : pluriannuelle, contrainte dans son application, qui neutralise les doublons entre acteurs publics, qui anticipe davantage les aléas conjoncturels, économiques et leurs impacts budgétaires.

Nos collectivités sont bien entendu plus agiles pour appliquer cette doctrine. Elles ajustent davantage les dépenses aux besoins. Pour cette raison, il est urgent de décentraliser. C’est aussi un enjeu de bonne gestion …

Communiqué : Jean-Christophe Fromantin devient Doctorant à l’IAE Paris-Sorbonne, et intègre la Chaire ETI comme Chercheur-associé

 

Jean-Christophe Fromantin, Maire de Neuilly-sur-Seine et vice-Président du Département des Hauts-de-Seine intègre comme doctorant l’IAE Paris-Sorbonne et la Chaire ETI (Entrepreneuriat, Territoires et Innovation) comme Chercheur-associé. Sous la direction des Professeurs Carlos Moreno et Didier Chabaud, sa thèse portera sur la densité tertiaire à l’aune des mutations sociologiques, économiques et écologiques, et plus particulièrement sur l’avenir des quartiers d’affaires à travers le cas de Paris-La Défense (dont il est administrateur).

 

Auteur de nombreux essais dont « Mon Village dans un monde global » (Ed. François Bourin) ou « Travailler là où nous voulons vivre, vers une nouvelle géographie du progrès » (Ed. Les Pérégrines), il travaille depuis plusieurs années sur les nouvelles aspirations sociétales, les enjeux économiques contemporains, l’innovation et leurs interactions avec les stratégies territoriales.

 

« J’ai souhaité prolonger mes travaux sur les mutations socio-économiques et territoriales dans le cadre d’une approche scientifique (…) Avec Didier Chabaud et Carlos Moreno – concepteur de la ville du quart d’heure – je partage la conviction que nous sommes à l’aube d’un nouveau système territorial dont la proximité sera le socle » déclare Jean-Christophe Fromantin.

 

Éloge des échelles humaines

Par Jean-Christophe Fromantin, Président du programme Anticipations, Jean-Dominique Senard, Président de Renault et Jean Viard, sociologue – Colloque Anticipations – Les Bernardins 2022

L’incroyable vague technologique et l’émergence ultrarapide des géants de l’internet a pu laisser croire la possibilité d’un monde sans limites. L’essor de la mondialisation a participé de cette promesse, d’une échelle globale, à travers laquelle tout serait possible, jusqu’à l’hypothèse de l’homme augmenté échappant alors aux lois naturelles. Cette projection a montré ses limites. Heureusement. Rejoignant ainsi Montesquieu, quand il pointait les risques et les excès d’un univers trop vaste ; alertant sur les délitements politiques, économiques ou sociaux que provoquent inévitablement la perte des ancrages locaux.

 

Nous allons vivre le retour des échelles humaines. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer quelques symptômes qui témoignent concrètement des impasses et des paradoxes que nous vivons : quand la croissance des ventes d’antidépresseurs et d’anxiolytiques progresse à deux chiffres ; quand l’on constate qu’il faut 8000 litres d’eau pour délaver un seul jean alors qu’un milliard de nos contemporains en manquent et souffrent de malnutrition ; quand les scientifiques calculent que le travail abandonné par les polinisateurs coûte chaque année 150 milliards d’euros ; quand l’hyperdensité qui concentre les individus dans les grandes villes provoque un sentiment d’isolement (pour 14% des habitants) devenu le principal motif d’angoisse et de troubles psychologiques ; ou quand les marchés de capitaux deviennent la boussole d’un capitalisme débridé … Pas besoin de grandes théories pour comprendre que les limites sont dépassées. Qu’il nous appartient de poser des bornes pour casser les asymétries dangereuses que provoquent nos excès.

Deux anticipations incarnent les nouveaux équilibres qui détermineront progressivement nos vies : le travail et l’habitat. La manière dont l’un et l’autre se transforment – assez naturellement – témoignent des aspirations de la nouvelle société.

 

Le travail appelle l’entreprise à questionner sa raison d’être. Sa performance boursière n’est plus tant la mesure du progrès que sa contribution à l’épanouissement de chacun et aux équilibres de la société. Les tensions actuelles sur le marché de l’emploi participent de cette reconfiguration des parcours dont la rémunération n’est plus la seule boussole. On espère de l’entreprise, parce qu’elle touche à notre vie quotidienne, par l’authenticité de son projet, qu’elle prolonge les priorités que beaucoup veulent donner à leur propre vie. Cette convergence des valeurs entre vie privée et vie professionnelle est sans doute un des marqueurs clés d’une modernité contemporaine.

L’envie « d’habiter », au sens profond du mot, s’inscrit aussi dans cette logique de valeurs ; elle revisite l’approche du logement. Cela se traduit par un besoin d’espace, de nature, de culture et de proximité. Le logement spatial remplace le logement social. On cherche davantage à travailler là où nous voulons vivre, qu’à vivre là où il y a du travail. L’inversion des valeurs démontre, s’il en est besoin, la révolution qui se dessine et l’amorce d’un cycle de développement plus apaisé. Quand 83% des Français désignent les villes moyennes et les villages comme étant les échelles au sein desquelles ils aspirent à vivre, on a le message clair d’une nouvelle configuration des modes de vie.

 

Le progrès ne s’incarne plus tant dans les codes industriels et post-industriels que l’on connaissait depuis le XIXème siècle mais à travers une société numérique et écologique dont les promesses laissent espérer de nouveaux équilibres.

L’usage des technologies, comme la mondialisation, sont de ce point de vue des indicateurs essentiels. Leurs défauts résident davantage dans ce que nous en faisons que dans ce qu’ils sont réellement. C’est pour cette raison que le sens que nous donnons au travail, comme celui qui nous pousse à « habiter », permettent d’envisager l’innovation comme un moyen nécessaire à la prospérité des échelles humaines, plutôt que comme une fin.

Publié dans Les Echos le 21 octobre 2022

L’urgence d’une « Région Grand Paris », plus simple, plus proche et plus efficace

Contribution publiée dans La Tribune de Jean-Christophe FROMANTIN, Guillaume BOUDY, Eric BERDOATI

Revoir l’organisation territoriale et institutionnelle de notre région-capitale au sein de laquelle cohabitent six niveaux de gouvernance, est depuis bien longtemps une évidence pour tous, habitants comme élus. Plusieurs missions s’y sont penchées, maints rapports l’ont préconisée, comme devrait encore le faire le prochain rapport de la Chambre régionale des comptes d’Ile-de-France.

Pour autant, rien n’a bougé. Or il y a désormais une triple urgence : démocratique, pour redonner de la lisibilité et de la cohérence aux politiques publiques –  condition de l’adhésion de nos concitoyens souvent dubitatifs voire indifférents à ce qui se passe au-delà de leurs communes – ; économique, écologique et sociale, pour faire de cette région d’ambition européenne et mondiale un modèle de développement durable, inclusif et compétitif ; mais aussi financière, pour rationaliser et dégager des marges de manœuvre au bénéfice des générations à venir.

Alourdie par un empilement inédit d’acteurs – 1268 communes, 63 intercommunalités dont 11 Etablissements publics territoriaux, huit départements et autant de préfectures, la région, la métropole du Grand Paris et 99 syndicats mixtes ou intercommunaux, l’organisation actuelle est devenue un exemple de complexité chronophage, coûteuse et contre-productive.

Pour la réformer enfin (et réellement), il faut s’en tenir à deux principes simples : satisfaire les attentes légitimes des habitants et répondre aux enjeux stratégiques de ce territoire emblématique ; en appliquant quelques critères intelligibles et de bon sens : la subsidiarité des compétences pour garantir l’efficacité et exclure les doublons ; la lisibilité par le citoyen d’une répartition simplifiée des rôles et des responsabilités entre les collectivités et leurs élus ; l’affichage des objectifs de long terme pour ambitionner un développement juste et équilibré, de transition écologique et de promotion internationale ; enfin, la recherche de cohérence et de maîtrise des dépenses publiques.

Parmi les nombreux scénarii sur la table aujourd’hui, nous privilégions une architecture simple à trois étages correspondant chacun à un niveau d’intervention publique :

L’échelon opérationnel de prise en charge des besoins doit rester celui des communes, périmètre de confiance et de dialogue, dont la réactivité et la proximité est appréciée des habitants. La crise du Covid l’a démontré une fois de plus. Cet échelon s’inscrirait dans des intercommunalités à fiscalité propre au sein desquelles un bouquet de compétences prédéfinies, et renforcées le cas échéant, permettront une bonne mutualisation des politiques de proximité. La carte actuelle des intercommunalités pourrait faire l’objet d’une révision pour s’ajuster le cas échéant aux bassins de vie.

L’échelon des solidarités, qu’elles soient sociales (santé, grand âge, établissement d’enseignement secondaire, grandes infrastructures culturelles et sportives) ou économiques (insertion, financement des gros investissements d’infrastructures locales) reste celui des départements qui disposent de la surface financière suffisante pour porter des projets d’envergure. Une péréquation entre les départements pourrait être renforcée et cogérée, à l’image du Fonds de solidarité interdépartemental d’investissement créé par les sept départements franciliens (hors Paris). A terme, une forte montée en puissance des intercommunalités pourrait ouvrir l’option d’une reprise des compétences départementales, permettant la suppression d’un échelon d’administration supplémentaire.

L’échelon stratégique, porteur de l’ambition européenne de l’Ile-de-France est inutilement disputé aujourd’hui entre la Région et la Métropole : il doit être confié à une « Région du Grand Paris » qui portera sur le long terme les réponses aux défis majeurs des mobilités, des grands aménagements structurants, de cohérence territoriale, du partenariat renforcé avec les autres grandes régions et métropoles européennes. Elle se doterait d’une stratégie à dix ans, concertée avec les autres échelons de collectivités et avec l’Etat. Sa représentativité serait assurée par l’ancrage de ses élus dans la réalité des territoires ; ainsi, tout ou partie de l’assemblée régionale serait constituée des représentants des intercommunalités tandis qu’un autre collège pourrait continuer d’être issu d’une élection à la proportionnelle.

Cette réforme de simplification et de clarification des compétences appellera, par ailleurs, une nécessaire révision de la fiscalité locale qui redonne autonomie à chaque échelon de collectivités locales et renforce la responsabilité de leurs élus, via une réelle capacité à décider souverainement du taux de l’impôt et à promouvoir l’attractivité et le développement de leur territoire et l’enrichissement de leurs habitants.

Anticiper ou Mourir …

Anticiper ou mourir .. publié dans Harvard Business Review

– Par Jean-Christophe Fromantin, Président du Conseil d’orientation du programme Anticipations

Maire de Neuilly-sur-Seine et vice-président du Département des Hauts-de-Seine

 

Un diplomate étranger en poste en France me faisait récemment remarquer son amusement à force d’entendre très fréquemment de la bouche des Français l’expression « c’est compliqué ! ». « Comme si, me disait-il, la complexité envahissait les sphères de réflexion et d’action dans votre pays ». L’expression en dit long. Certes, le monde actuel est compliqué, mais n’est-ce pas justement le privilège d’un décideur que de maîtriser cette complexité ? Force est de constater que la diversité des paramètres à appréhender – socio-économique, technologique, géopolitique – peut nous déstabiliser et nous prendre au dépourvu. Or, il est une dimension qui permet d’en réduire les effets, c’est l’anticipation – où la capacité à décrypter les signaux faibles avant qu’ils ne se transforment en tendances lourdes difficiles à maîtriser, aux conséquences possiblement irréversibles –. L’inverse, qui consiste à camper sur ses certitudes, jusqu’à laisser les problèmes s’enkyster, puis s’enchainer dans une spirale infernale, entraine inévitablement des états de sidération, voire des crises, pouvant se transformer en paralysie. Et là, cela devient terriblement « compliqué ».

 

Inspiré de la méthode qui nous guidait pour la préparation d’une exposition universelle, nous avons lancé le 1er programme « Anticipations »[1] en 2021. Surpris de constater que le mot éponyme n’avait jamais été déposé auprès des organismes qui gèrent les noms de domaine, nous y avons vu le signe révélateur d’une absence de culture.

 

Nous avons construit ce programme sur l’idée de partager des signaux faibles et d’ouvrir la réflexion stratégique sur le concept du « temps large ». Considérant que chacun d’entre nous, dans nos univers respectifs, percevions des mouvements qui préfigurent de profondes métamorphoses. Il nous a paru intéressant d’en débattre, de les confronter et de les regrouper jusqu’à discerner des tendances lourdes. Le temps large permet d’observer au-delà de ses propres indicateurs ; en scrutant ce qui se passe sur les côtés ; en décloisonnant les réflexions ; en s’intéressant à d’autres univers culturels, économiques ou sociaux. Notre culture « en silos » restreint le champ de vision ; elle agit comme si nous avions des œillères ; elle s’oppose naturellement à une culture de l’anticipation ; elle limite nos capacités cognitives et entame notre clairvoyance. Nos milieux socio-professionnels, nos origines, nos formations, et aujourd’hui les biais véhiculés par les algorithmes, tendent à encalminer nos styles de vie, jusqu’à les rendre quasi-hermétiques aux mouvements qui nous entourent. Ils entretiennent ainsi une fragmentation de la société qui nous tient à distance les uns des autres. Notre société, structurée de façon trop composite, facilite ainsi l’émergence de corporations, de réseaux ou de castes qui ont pour conséquence une atrophie de la pensée, mais aussi une dramatique perte d’efficacité. Plus nous nous satisfaisons de cette situation, plus nous sommes en risque d’être dépassés par les événements.

 

L’efficacité commande que l’on décloisonne ; cela introduit de facto l’anticipation dans ce qu’elle ouvre notre regard et nous rend plus attentifs. Cet exercice peut se pratiquer dans une démarche organisée et professionnelle – comme celle que nous avons développée dans le cycle Anticipations –, elle peut aussi être mis en œuvre dans notre manière de vivre et de s’intéresser à nos environnements. Cela procède avant tout d’une disposition d’esprit. « Acceptez de vous laisser surprendre ! » appelait Sébastien Bazin, le Président du Groupe Accor, au lancement du programme Anticipations.

 

Trois paramètres déterminent le besoin d’anticipation : le temps, le monde et l’éthique

 

Le temps est un déterminant central. Les risques d’un défaut d’anticipation sont proportionnés aux accélérations du temps. Ne pas travailler cette dimension expose à de graves difficultés. Plus la compréhension est tardive, plus la sidération est forte, moins les effets sont maîtrisables. Or aujourd’hui, les accélérations n’ont jamais été aussi puissantes : Le cycle de réchauffement climatique s’opère à une vitesse incompatible avec l’adaptation de la biodiversité. L’économie s’emballe dans des montages financiers décorrélés des réalités. Dans son ouvrage « Accélération, une critique sociale du temps »[2], le sociologue allemand Hartmut Rosa pointe la désynchronisation entre la cinétique technologique et les équilibres de vie. Un iPhone en 2022 est 150 000 fois plus puissant que la salle informatique d’IBM en 1972. L’Internet d’hier, l’intelligence artificielle – qui pèsera 90 milliards dans les activités en 2025 vs 9 milliards en 2020 – ou l’informatique quantique, promettent des cycles de destruction créatrice de plus en plus rapides ; jusqu’à nous interroger, sur leurs effets collatéraux, dans ce qu’ils participent de notre épanouissement et d’un progrès authentique pour l’humanité. La technologie accélère le temps. Jusqu’où ?

 

La mondialisation revisite les échelles. Si l’accélération convoque l’anticipation, la globalisation constitue un autre facteur qui questionne le « temps large ». L’économie globalisée, par son envergure, et dans ce qu’elle constitue un champ concurrentiel sans limites, construit des échelles qui amplifient les interactions autant que les risques d’imprévisibilité. Prétendre développer des batteries électriques, sans anticiper les approvisionnements en lithium – qui vont être multipliée par 42 d’ici 2040 –, sans questionner les rapports de force liés à la géopolitique, relève de l’aventure ; investir dans le prêt-à-porter sans observer, ni se différencier par rapport aux 600 000 nouvelles références mensuelles du chinois Shein, expose à quelques difficultés ; négliger les attentes des jeunes et des nouveaux talents risque de les voir partir travailler à l’autre bout du monde sans qu’ils ne posent de préavis. La technologie réduit les distances.

 

Un 3ème paramètre relève de l’éthique. C’est sans doute le plus fondamental, il abonde l’intérêt que nous devons porter au temps large. Ceux que l’on appelait hier des ‘clients’, des ‘usagers’ ou des ‘travailleurs’ ; que l’on croyait guidés prioritairement par des valeurs de rentabilité ou d’efficacité ; dont les décisions étaient le plus souvent motivées par des perspectives de performance ou d’efficacité, répondent aujourd’hui à d’autres critères. La qualité de vie, la recherche de sens, le besoin d’espace ou la vie de famille comptent parmi les priorités qui pourraient bouleverser l’organisation de nos sociétés. 71% des Français s’ennuient dans leur travail et l’angoisse est le premier sentiment exprimé par les patients en, psychiatrie. En 2018, sentant une inversion des valeurs entre la vie personnelle et la vie professionnelle, j’avais rédigé un essai qui expliquait que la révolution industrielle nous avait amené à aller vivre là où il y a du travail, tandis que la révolution numérique nous amènerait progressivement à travailler là où nous voulons vivre[3]. Or, 84% des Français aspirent à vivre dans des villages ou des villes moyennes. Cette prospective, dont la crise sanitaire a confirmé la tendance, procédait de l’observation d’une série de signaux faibles, étrangers au spectre de mes repères habituels. Dans la synthèse des travaux de notre programmes Anticipations, « le sens comme boussole », « la recherche d’idéaux collectifs » ou « les effets boomerangs de l’hyperconsommation » sont apparus comme autant de tendances fortes, faiblement intégrées dans les stratégies d’avenir. Aux USA, l’effet de sidération provoqué par « la grande démission », qui touche dorénavant près de 50 millions de salariés, interpelle les entreprises et les pouvoirs publics.

 

Beaucoup de signaux concourent à un besoin de réenracinement. Aucune société ne prospère durablement hors-sol. La Jeddah-tower en Arabie-Saoudite, qui promet d’atteindre 1007 mètres de hauteur, sera-t-elle un jour le symbole de la modernité ou la préfiguration de l’obsolescence d’un modèle de société ?

 

Comprendre les valeurs fondamentales et les déterminants authentiques qui guident nos vies est probablement le fil rouge de l’anticipation. A contrario, confondre la fin et les moyens – ou penser qu’une société hors-sol peut durablement prospérer – nous entraine inévitablement dans une impasse. La sidération procède des fausses routes qui naissent de cette confusion. La philosophe Simone Weil pointait le déracinement comme la cause essentielle des échecs d’une société. C’est dans ces divergences que s’établit la ligne de fracture ; entre l’extrapolation et l’anticipation ; entre ceux qui voient dans l’innovation un idéal sans limites, et ceux qui comprennent que le progrès est consubstantiel des valeurs qu’il véhicule ; entre la vie et la mort. Pas si compliqué …

 

[1] Anticipations.org

[2] Accélération, une critique sociale du temps, Hartmut rosa, éditions La Découverte

[3] Travailler là où nous voulons vivre vers une géographie du progrès, Jean-Christophe Fromantin, édition Les Pérégrines 2018

9 tendances qui vont transformer la société …

Issues du cycle « Anticipations » et de la séance d’atterrissage qui s’est déroulée le 17 juin au Collège des Bernardins

 

Anticipation #1 : Un retour aux idéaux collectifs

  • L’angoisse est le premier sentiment exprimé par les patients en psychiatrie. Il est lié à sa difficulté à trouver sa place dans la société, qui génère un fort sentiment d’isolement et de frustration[1].
  • Forte croissance en 2021 des prescriptions de traitements antidépresseurs (+ 23 %), anxiolytiques (+ 15 %) et hypnotiques (+26%) à de nouveaux patients.[2]
  • 12,9% des 15-29 ans sont “NEET”[3] (“neither in employment, education nor in training”)
  • L’isolement touche toutes les générations. Dans une ville comme Brest, 13% des habitants souffrent d’isolement relationnel (c’est la moyenne nationale).[4]

De nombreuses innovations répondent aux attentes de qualité de vie, mais ne répondent pas aux aspirations d’idéal de vie. Or, les besoins d’espérer, de croire et de partager sont essentiels à la nature humaine.

Nous pensons qu’il est urgent de remettre l’individu dans un environnement et des échelles spatio-culturelles susceptibles à la fois de reconnaître son utilité et de renforcer les affinités et les solidarités. Le renouveau des « échelles humaines » sera une condition indispensable à un meilleur équilibre de la société. 

 

Anticipation #2 : Le sens et la cohérence comme boussole

  • 52% des moins de 35 ans sont prêts à accepter une baisse de salaire de 5% pour travailler dans une entreprise plus responsable sur les plans social et environnemental[5] (c’est seulement 19% chez les plus de 50 ans).
  • 71% des gens s’ennuient dans leur travail[6].
  • 73% des salariés rejettent le flex-office[7] vs 60% des travailleurs plébiscitent le télétravail.

« On ne revient pas sur une liberté (…) La distance rend les retrouvailles plus savoureuses. »[8]

 

Le regard porté sur l’entreprise change ; elle va davantage s’inscrire comme partie prenante des projets de vie de chaque collaborateur.

De fait, nous choisirons de travailler dans des entreprises dont les valeurs collectives s’alignent avec nos propres valeurs ; et l’entreprise devra de plus en plus s’adapter aux modes de vie que nous aurons choisis. Cela confirme la dimension holistique de l’individu qui cherche moins à segmenter sa vie qu’à la construire dans une forme d’unicité.

  

Anticipation #3 : Les nouvelles valeurs de la consommation

  • Le groupe chinois Shein vaut 100 milliards de dollars et pousse 600 000 références nouvelles de mode chaque mois.
  • Il faut 8000 litres d’eau pour façonner et délaver un seul jean[9].
  • La consommation 2e main représentera 30% du commerce de la mode en 2030 et devrait dépasser la « fast fashion » dans 10 ans[10].
  • Alipay vaut 500 milliards de $ et devient un acteur financier majeur.

 

Le rythme de consommation des dernières décennies aboutit à une impasse. Des modèles vertueux et des cycles de circuits courts émergent en réaction à l’hyperconsommation ; ils s’inscrivent dans de nouveaux récits qui font sens pour le consommateur (attente de 90% de la génération Z).

Nous anticipons une évolution de la consommation qui va s’incarner dans des valeurs nouvelles. L’héritage, l’expérience, la solidarité ou le lien avec la nature deviendront des valeurs consubstantielles de l’intérêt suscité par les produits (conformément au principe d’unicité évoqué dans l’Anticipation #2).

 

Anticipation #4 : Un nouveau cycle de destruction créatrice

  • Un iPhone en 2022 est 150 000 fois plus puissant que la salle d’informatique d’IBM en 1972.
  • 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore[11].
  • L’IA pèsera pour 90 milliards dans les activités en 2025 vs 7 milliards en 2020[12].
  • L’IA « explicable » développée par NukkAI bat pour la 1ère fois un champion de bridge
  • Le développement de la RPA (Robotic Process Automation) – ou robot administratif – accélère dans les domaines de l’industrie, de la finance et de la distribution.

 

Le cycle de maturation d’une recherche jusqu’à sa diffusion de masse est d’environ 25 ans, modulo les aléas psychologiques, physiologiques ou sociologiques qui tempèrent sa vitesse d’absorption et sont difficiles à anticiper. Ce cycle s’accélère par des effets de convergence que combinent l’intelligence artificielle et le Web3 ; mais aussi par l’agenda plus ou moins contraint de la décarbonation.

La faculté d’adaptation des entreprises et des administrations publiques va être mise à rude épreuve. Nous anticipons un besoin urgent de « reskilling » des ressources humaines pour passer ce cap. La formation va connaître une révolution copernicienne.

 

 Anticipation #5 : Real Life/ Meta Life, l’émergence de multiples expériences

  • Microsoft rachète LinkedIn (qui agrège 800 millions de comptes) et Minecraft (qui fédère plus de 141 millions de joueurs uniques par mois[13]).
  • Lego se lance dans le métavers.
  • Carrefour vient d’acheter 38 hectares dans le métavers.
  • Le nombre d’utilisateurs des jeux Minecraft, Roblox ou Fortnite, est comparable au nombre d’utilisateurs de l’Internet dans les années 2000.

 

L’émergence d’un nouvel espace public, miroir facilitateur de nos envies, va revisiter nos interactions économiques, sociales et professionnelles. Nous vivrons dans plusieurs mondes qui s’incarneront dans différentes communautés d’affinités.

Nous projetons l’expansion très rapide de ces mondes virtuels. Ils n’effaceront pas le besoin de contact physique, au contraire ; mais nos organisations ne réussiront à garder le contact dans la vie réelle qu’à condition d’accélérer les initiatives phygitales et expérientielles. Ils participeront également d’une requalification des territoires à faible densité que ces technologies libèrent des centralités traditionnelles.

 

 Anticipation #6 : Les effets secondaires et le for intérieur

  • Ouigo lance des trains à petite vitesse.
  • 84% des Français veulent vivre dans des villages ou des villes moyennes[14].
  • 11 millions d’adeptes du Yoga en 2021 vs 3 millions en 2014[15].
  • 60% des salariés plébiscitent le télétravail 2 à 3j/semaine[16].

 

 Une nouvelle cinétique de la performance, rythmée par la recherche de bien-être, d’authenticité et d’utilité, va progressivement s’imposer dans tous les domaines.

Nous prévoyons que chaque individu intégrera progressivement dans son questionnement intime les effets secondaires induits par ses actes et sa consommation. Chacune de ses décisions, personnelles ou professionnelles, sera spontanément pesée à l’aune de ses impacts sur sa santé, son cadre de vie ou sur l’environnement.

 

Anticipation #7 : Habiter plutôt que se loger

  • 150Mds de $ par an de service écosystémique rendu par les polinisateurs.
  • Walt-Disney représentait 22 espèces animales en 1980 vs 6 aujourd’hui.
  • Xavier Niel crée l’école « Hectar », campus pour former la prochaine génération d’agriculteurs.
  • Ce n’est pas tant la planète – stable depuis 15 000 ans – qui est menacée, que nos modes de vie sur la planète.

Les effets combinés de la densité (l’attrition de l’espace vital) et de la technologie (l’artificialisation des relations humaines) donnent un sentiment de vie hors-sol. Habiter va devenir plus important que se loger. L’intensité va prévaloir sur la densité. Cela va progressivement remettre en cause les injonctions d’hyperdensité métropolitaine.

 

« Nous allons revenir à l’histoire naturelle car nous sommes consubstantiels du vivant »[17].

Nous anticipons une accélération de l’exode urbain pour ne plus être privé d’espace vital, pour renouer avec la nature, mieux vivre et restaurer des convivialités authentiques.

 

Anticipation #8 : Le choc des métaux rares

 

  • En Namibie, AfriTin réussit à produire un concentré de lithium à haute teneur grâce à sa mine d’étain d’Uis[18].
  • La consommation de lithium va être multipliée par 42 d’ici 2040, rien que pour la production des batteries électriques[19].
  • La Russie opère la métallurgie du Titane et produit l’essentiel du Palladium.
  • Importance stratégique des déchets : 60% du plomb utilisé dans le monde est de 2ème main ; potentiel d’avoir l’équivalent de la production de 6 réacteurs nucléaires en utilisant les combustibles solides recyclés.[20].
  • Le Salvador est le premier pays au monde à interdire l’extraction minière compte tenu des effets collatéraux sur la qualité de l’eau.

 

 Une nouvelle géopolitique émerge de nos dépendances croissantes aux métaux rares. Ces besoins n’ont pas été beaucoup anticipés, ni sécurisés, alors qu’ils conditionnent les performances de nos industries du futur. Il va falloir réaligner nos ambitions industrielles avec les flux d’approvisionnement nécessaires.

Nous prévoyons une reconfiguration des relations internationales, de nouvelles alliances et des partenariats stratégiques dans les relations économiques et politiques entre les grands acteurs publics et privés.

  

Anticipation #9 : De nouvelles régulations en germe

 

  • Les crises récentes ouvrent un nouveau cycle mondial particulièrement instable, or « la formation d’un prix de matière première est la somme de ses anticipations ».
  • Les exportations de la Chine vers l’Europe ont doublé en 10 ans[21].
  • 1 milliard de personnes souffrent de malnutrition ; ce chiffre pourrait doubler d’ici 2050.
  • La cartellisation des matières premières se caractérise par quatre phénomènes : elles sont indispensables, non substituables, stockables et l’objet d’aucun consensus entre producteurs et utilisateurs[22].

 

Les effets conjugués de la crise écologique et de l’accélération technologique ouvrent de puissantes fractures avec en germe des ondes de choc socio-économiques particulièrement violentes.

 

Nous anticipons un nouvel acte de la mondialisation, davantage axé sur la coopération et les valeurs partagées, autour des besoins de régulation que posent trois grands enjeux : la transition énergétique, l’alimentation et la régulation financière.

 

[1] Pr Franck Baylé, intervenant Anticipations

[2] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/05/27/covid-19-la-consommation-d-anxiolytiques-et-d-hypnotiques-s-est-accrue-en-france-depuis-mars-2020_6081710_3244.html

[3] Source INSEE

[4] https://www.brest.fr/actus-agenda/actualites/actualites-2561/a-brest-une-enquete-sur-lisolement-devoile-ses-resultats-1607394.html

[5] ParisWorkplace, baromètre 2021 Ifop – SFL

[6] https://www.economieetsociete.com/71-des-Francais-s-ennuient-au-travail_a3256.html

[7] https://www.bfmtv.com/economie/emploi/retour-en-entreprise-les-salaries-francais-veulent-des-bureaux-individuels-et-rejettent-le-flex-office_AV-202106260028.html

[8] Julia de Funès, intervenante Anticipations

[9] Source ADEME

[10] https://www.lecho.be/entreprises/produits-de-consommation/l-e-commerce-textile-de-seconde-main-devrait-doubler-de-taille-d-ici-2025/10352312.html9

[11] Pôle emploi

[12] https://fr.statista.com/infographie/13385/lintelligence-artificielle-un-marche-qui-vaut-des-milliards/

[13] https://gamewave.fr/minecraft/minecraft-depasse-les-141-millions-de-joueurs-actifs-mensuels/

[14] https://www.idcite.com/84-des-Francais-prefere-vivre-dans-une-ville-moyenne-plutot-que-dans-une-grande-metropole_a50408.html

[15] https://www.sudouest.fr/sport/plus-de-10-millions-de-francais-pratiquent-le-yoga-3622218.php

[16] ParisWorkplace baromètre 2021 Ifop – SFL

[17] Bruno David, Président du Muséum d’Histoire Naturelle, intervenant Anticipations

[18] https://www.agenceecofin.com/metaux/2405-97956-namibie-afritin-reussit-a-produire-un-concentre-de-lithium-a-hauteur-teneur-grace-a-sa-mine-d-etain-d-uis

[19] Source Agence Internationale de l’énergie

[20] Pr Philippe Chalmin, intervenant Anticipations

[21] https://www.euractiv.com/section/economy-jobs/news/supply-chains-from-just-in-time-to-just-in-case/

[22] Pr Philippe Chalmin, intervenant ANTICIPATIONS